Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Michel Nuridsany. Extrait de : Jean-Michel Basquiat


EXTRAIT >

1. RADIEUX

 

« J’ai remarqué que tous les gens au sommet ont une étincelle dans les yeux. Ils brillent », dit Warhol dans son Journal.

Basquiat avait une étincelle dans les yeux et il brillait.

René Ricard, poète et critique d’art influent, l’appelait « The radiant child ».

Il était grand (1,84 m). L’air d’un roi. Un roi dévasté, à la fin de sa courte vie, mais qui, toujours, rayonnait.

« Touché par la grâce divine », dit même un ami de Tony Shafrazi, l’un de ses marchands new-yorkais.

Grâce, oui, dans la façon de marcher, de danser, de bouger. Grâce dans le trait du crayon, du pastel, dans l’avancée du pinceau. Grâce dans la façon de peindre avec une sorte d’évidence, comme en se jouant. Grâce dans le sourire. Grâce dans la réussite. Grâce dans la douceur. Grâce dans la manière d’être.

Grâce dans la façon d’avoir de la grâce.

Pour brouiller l’image, il jetait d’une voix rapide et basse, avec un soupçon d’ironie : « J’aime aussi passer pour un voyou. J’adore ça. »

 

2. ENFANCE SANS « VERT PARADIS »

 

« Passer pour un voyou. » Jouer à l’être. L’être un peu tout de même pour accréditer quelque chose de vrai dans la pose et pour masquer, en même temps, par antiphrase, à la manière de Warhol, le fait qu’on l’a été réellement. Pas longtemps, certes, mais voyou, oui.

Il ne suffit pas d’avoir un père de la middle class, d’avoir fréquenté des écoles privées pour que cela rende invraisemblable quelques écarts plus ou moins longs, plus ou moins graves dans les bas-fonds.

Menteur, alors, Jean-Michel Basquiat, en plus du reste dont on l’accablera ? Non. Mais fabulateur, un peu, adorant s’inventer cent vies.

Comme un enfant.

Aux amis, aux artistes, aux ennemis, aux critiques, il raconte des histoires qu’il enjolive ou qu’il noircit selon l’humeur du jour. Sur son milieu, sur ses origines, sur ses débuts, ses goûts, ses influences, ses amitiés, il affirme tout et son contraire ou presque, se décrit en enfant de la rue, en chien errant et, d’autre part, dessine une couronne au-dessus de sa signature – « Samo » –, à la fin des années 1970, au début des années 1980 et même après, laissant

entendre Dieu sait quoi. Qu’il était fils de roi ?

Comme s’il fallait altérer l’image, mais ne pas trop la dégrader. Dans Basquiat, ce film plus que contestable, sorti en 1996 aux États-Unis et en 1997 en France, où Dennis Hopper tient le rôle de Bruno Bischofberger, son marchand, et David Bowie celui de Warhol, son ami (avec les perruques authentiques), Julian Schnabel, le réalisateur, insiste sur cette couronne au point d’en faire le fil conducteur de son récit.

À Henry Geldzahler qu’il aborde, très jeune (dix-sept ans), dans un restaurant de SoHo pour lui montrer son travail, et qui lui demande de définir son propos, il répond en trois mots : « La royauté, l’héroïsme et les rues. »

Clair. Précis. Parfait.

À l’orée de sa vie d’artiste, tout de suite, Jean-Michel, qui n’a presque rien fait mais dont on parle déjà un peu à cause des phrases mystérieuses qu’il écrit sur les murs, et de la signature plus étrange encore qui les accompagne, impose son personnage avec la pointe d’insolence et la flamboyance requise.

Et la chance rôde. Warhol lui achète – pour un dollar ! – une carte postale réalisée à partir de découpages effectués dans des magazines photocopiés et collés, au dos de laquelle il a écrit

« Man Made ». Tout de suite, il s’adresse à Warhol, la seule star parmi les artistes de l’époque.

Bien entendu, cela se sait. Se propage. Jean-Michel s’en charge. Et quelques amis aussi.

Clair, précis, parfait dans ce cas, dans une ligne stratégique qui exige un tel programme, une telle définition.

Mais, derrière cette façade affirmée, le jeune homme change d’identité souvent. Étrange. Pourquoi le fait-il ? Parce qu’il se cherche ? Parce qu’il désire brouiller les pistes ? Parce qu’il a des choses à cacher ? Parce qu’il adore changer de rôle, de coiffure, de genre de vêtements, comme un dandy vaguement disjoncté qui modifie son histoire s’il la trouve plus jolie, plus adéquate, plus à même de séduire ceux à qui il la raconte ?

Il déroute alors ses amis, qui se disent « choqués » quand ils rencontrent, après cela, Gérard, le père, raquette de tennis sous le bras, portant beau et l’air de ce qu’il était, un accountant (expert-comptable) de la middle class. Jean-Michel éclate de rire.

Pensez ce que vous voudrez !

Un peu de vrai, un peu de faux, un peu de légende, débrouillez-vous.

Lui, se construit un personnage.

Des historiens d’art, des critiques, des journalistes écrivent encore que Basquiat est né dans la rue. On en sourit. Mais passer pour un gamin des rues, en partie, il le souhaitait lui-même. Instillait dans l’oreille des uns et des autres, comme une confidence, cette possibilité. Il en rêvait. Et, en même temps, la redoutait.

La rue, il l’a vue, l’a connue tout de même un moment, lors d’une fugue du côté de ses quinze ans, puis à dix-sept ans et, après, dans sa violence et ses dangers ; mais il n’y est pas né.

Il y replongeait toutefois, régulièrement, même quand il habitait dans des palaces, pour retrouver des amis, s’approvisionner en drogue. Nous en reparlerons, bien sûr.

Pour autant Basquiat n’était pas un mythomane. Du moins pas plus que beaucoup d’autres artistes. Comme Warhol, comme Dalí, comme Duchamp, il s’est attaché à construire sa vérité.

Avec un projet lancé à la tête de Geldzahler et flashé en trois mots.

Il y a plutôt réussi avant de se trouver figé dans le rôle de

« premier artiste noir à accéder à un haut niveau de notoriété ». Construire son personnage n’est pas nécessaire à un artiste, sans doute ; indispensable, en revanche, à quelqu’un qui se rêve

en star. Le veut absolument.

Très jeune, reconduit par la police à la maison après une fugue, il lance à son père : « Tu verras, un jour, je serai célèbre. » On ne le devient pas sans une volonté farouche et quelques arrangements avec la biographie.

« Arrangements » pour ne pas dire plus. Alors, comment se retrouver dans cet embrouillamini volontaire ? D’autant plus que, avec le temps, de l’involontaire s’y mêle.

Les témoignages, plus que pour tout autre artiste, ayant été, d’une part difficiles à collecter, d’autre part souvent figés dans des discours répétitifs et formatés, ou partisans, entachés de jalousies, de rancunes, de procès en cours ou à venir, du souci de rentabiliser la confidence, de jeter le soupçon sur les renseignements déjà recueillis ou qui vont l’être, de demandes de relectures abusives, avec menaces à la clé, il a été malaisé, pour écrire cette biographie, de démêler la vérité de ce qui la recouvre et la modifie, de ce qui relève de l’oubli, de l’à-peu-près, de la mythomanie, de la mythologie, de la propension, assez largement répartie chez les uns, chez les autres, à penser qu’ils ont joué un rôle dans sa carrière, à croire qu’à soi seul il a dit la vérité vraie, il a vendu « sa meilleure œuvre », il a avoué le véritable amour.

« Time and memory does funny things » (le temps et la mémoire font de drôles de choses), dit aujourd’hui Eszter Balint  l’une de ses girlfriends au moment il jouait plus ou moins son propre rôle dans le film Downtown 81, à l’aube de sa carrière.

À chacun, il faut le dire aussi, Jean-Michel Basquiat savait parler en particulier et réveiller, en écho, quelque chose de précieux, de rare. Au contraire, d’autres fois, il pouvait se montrer dur, blessant, violent.

Faut-il s’en inquiéter ? Non, me semble-t-il. Comme ils existent, autant intégrer tous ces paramètres, les signaler au moment opportun. Le mythe, les affabulations et les difficultés à cerner le personnage font partie intégrante de la vérité de Jean-Michel Basquiat.

Warhol, lui, modifiait sans cesse sa biographie, mentait jusqu’au burlesque lorsqu’on l’interrogeait sur son état civil, parce que la vie est un songe et que tout cela ne mérite qu’un éclat de rire. « Le docteur de l’assurance-vie est venu m’examiner, écrit-il le 20 février 1985 dans son Journal. Toujours les mêmes questions sur mon père, ma mère et je mens tout le temps. Je leur donne toujours des réponses différentes. » Il ne ment pas qu’aux médecins de l’assurance-vie. Il roule dans la farine tout le monde, ses amis, ses collaborateurs, les médias jusqu’à ne plus s’y retrouver lui-même avec une jubilation de gamin. « On disait toujours que je cherchais à ridiculiser les médias quand je donnais une autobiographie à un journal et une autre à un autre journal. J’aimais beaucoup donner des informations différentes aux différents magazines parce que ça me permettait de tracer la source où les gens prenaient leurs renseignements. De cette manière, je savais toujours quels journaux et quelles revues lisaient les gens que je rencontrais d’après ce qu’ils me disaient que j’avais dit. »

Vérités et mensonges, mais dans un monde où ces notions ne signifient rien, un monde la vraie vie ne s’oppose pas à la fausse mais où elles coexistent et se mêlent. « Le faux peut quelquefois n’être pas vraisemblable », disait Alfred  Jarry.

Encore ceci, dans le Journal de Warhol : « À l’heure actuelle, même si vous êtes un escroc, vous restez une vedette. Vous pouvez écrire des livres, passer à la télé, donner des interviews – vous êtes une célébrité et nul ne vous méprise parce que vous êtes un escroc. Vous êtes quand même au firmament. C’est parce que les gens veulent avant tout des stars. »

 

La difficulté d’être

 

Sur l’enfance et la jeunesse de Jean-Michel que beaucoup de ses amis appelaient simplement Jean, selon son souhait –, on a peu de renseignements précis. Les mêmes, toujours repris, tiennent en cinq ou dix lignes : « Jean-Michel Basquiat naît à Brooklyn le 22 décembre 1960 d’une mère d’origine portoricaine et d’un père d’origine haïtienne. Sa mère l’emmène souvent au MoMA. Quand il a sept ans, il est percuté par un chauffard. Il subit une opération qui nécessite l’ablation de la rate. Sa mère lui fait cadeau d’un livre d’anatomie qui le marquera. Un an plus tard, ses parents divorcent. Première fugue à quinze ans. Abandon des études à dix-sept ans et deuxième fugue, celle-là définitive, car son père le bannit. »

Parfois, on ajoute qu’il était l’aîné de trois enfants, que ses deux sœurs se nommaient Lisane et Jeanine, qu’il avait appris à lire et à écrire plus tôt que la moyenne des élèves, qu’il parlait l’espagnol grâce à sa mère, le français grâce à son père et l’américain parce qu’il était né en Amérique.

 

© Flammarion 2015

© Photo : Didier Pruvot

 

Quatrième de couverture > La toile, il la boxe, la caresse, y accumule des mots jusqu'au vertige. Basquiat, c'est l'urgence, le lyrisme mêlé d'élégances, de grâce, de naïvetés, avec l'enfance qui rayonne et déborde. Et hurle. Et chante. Et dit la brûlure, le plaisir, la vie courte et intense. Il meurt à 27 ans, laissant mille tableaux et encore plus de dessins.

Michel Nuridsany  nous donne à voir et à comprendre ici comment le peintre apparaît, se forme, explose, quand naît le hip-hop, se développent les mouvements de protestation de plus en plus radicale des Noirs et que se transforme en profondeur le milieu de l'art new-yorkais. Il nous apporte des lumières nouvelles sur la musique et de la poésie dans son œuvre et dans sa vie, sur sa façon d'utiliser le sampling dans sa peinture, sur sa qualité de métis perçu comme Noir, sur son voyage en Côte d'Ivoire, sur la réception de son œuvre en France et sur ses rapports plus profonds qu'on ne l'a dit avec Warhol.

Quant à la jeunesse, elle emporte tout dans la bourrasque d'une vie traversée par la drogue, le sexe, l'art, emportée par une folle énergie. Basquiat, un jaillissement.

 

Michel Nuridsany, critique d'art et critique littéraire, est l'auteur chez Flammarion de deux romans (Ce sera notre secret, M. Watteau, Andy Andy), de deux beaux livres (100 chefs-d'œuvre de la peinture,  L'Art contemporain chinois) et de quatre biographies (Warhol, Dalί, Caravage).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Michel Nuridsany, Jean-Michel Basquiat, Flammarion, coll. « Grandes biographies », janvier 2015, 400 pages, 25 €

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