Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Laurent Cohen-Tanugi. Extrait de : « What’s wrong with France ?»


EXTRAIT >

 

Le grand écart

 

Y a-t-il meilleure définition de la France telle que nous l’aimons que la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » ? Au sein de ce triptyque, les Français, à la différence des Américains notamment, chérissent plus l’égalité que la liberté et la fraternité. Non pas que la France ne soit pas une terre de liberté ; mais les Français sont plus disposés à consentir les restrictions imposées à leur liberté par l’État au nom d’une plus grande égalité que ne le sont les Américains, plus tolérants à l’égard des inégalités, mais soucieux en revanche de ne pas laisser les pouvoirs publics empiéter sur leurs libertés individuelles. Le débat français sur la réglementation du port du voile islamique illustre bien cette différence d’approche entre les deux rives de l’Atlantique : atteinte aux libertés pour les Américains, défense de la laïcité et de l’égalitarisme républicains pour les Français. La passion française pour l’égalité a non seulement façonné notre droit public, mais elle a aussi influencé toute notre conception de la vie en société, notre rapport aux autres, à l’argent, à la réussite et à l’échec, à la norme sociale.

La « préférence française pour l’égalité » a ainsi conduit à définir le citoyen républicain idéal comme un individu abstrait, égal en droits à tous ses concitoyens, dont toutes les spécificités, toutes les différences, sources d’inégalités, devaient être gommées ou du moins reléguées à la sphère privée. La laïcité, autre pièce maîtresse du modèle républicain, est ainsi en parfaite cohérence avec l’égalitarisme en matière religieuse. De même, l’égalitarisme républicain a fait historiquement de l’assimilation la voie privilégiée, sinon obligatoire, de l’intégration des populations immigrées au sein de la société française, non sans succès. La France oppose ainsi volontiers son modèle républicain universaliste au « communautarisme » du modèle américain ou britannique, plus tolérant à l’égard de la manifestation publique des différences culturelles ou religieuses, mais censé fragmenter la société en « ghettos » aux antipodes de la conception républicaine de la citoyenneté.

L’écart croissant entre l’idéologie et la réalité sociale a lancé un premier défi au modèle républicain à la française. Celui-ci fonctionnait tant que la société restait relativement homogène, que l’école remplissait pleinement sa mission égalisatrice et son rôle d’ascenseur social, que les immigrés accueillaient avec fierté la perspective de l’assimilation à la citoyenneté républicaine, que la France inspirait avant tout admiration et respect. Dès lors que l’école de la République s’acquitte de moins en moins bien de cette mission et que notre système scolaire est même considéré comme l’un des plus inégalitaires de l’OCDE, que l’assimilation des nouvelles générations d’immigrés du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne ne fonctionne plus, rendant plus difficile leur intégration, et que la société française est de plus en plus hétérogène et divisée, le modèle républicain apparaît hypocrite, ou à tout le moins schizophrène et non performant (1). Une étude approfondie de la Fondation Bertelsmann parue en septembre 2014 classe même la France au 12e rang de l’Union européenne en matière de cohésion sociale, en raison notamment de l’influence déterminante qu’y a l’origine sociale sur la réussite scolaire (2).

À ce premier défi est venue s’ajouter une seconde remise en question, plus fondamentale encore, car elle relève non plus de la confrontation avec le réel, mais du même registre de la norme, du modèle social et de l’idéologie. Souvent partis des États-Unis, mais rapidement devenus planétaires, des phénomènes sociétaux aussi divers que la lutte contre les discriminations raciales, le mouvement féministe, le retour du religieux, la revendication de la diversité culturelle, la montée de l’individualisme et l’exaltation des différences, ou le mouvement homosexuel ont convergé pour substituer au citoyen abstrait du modèle républicain à la française la célébration de la « diversité ». Ce terme désigne, en langage « politiquement correct », les minorités défavorisées dont la justice sociale requiert désormais d’assurer la promotion et l’intégration.

Par un étonnant renversement lié à l’histoire des États-Unis, le système américain, qui privilégie la liberté et tolère les inégalités économiques inhérentes au capitalisme, est ainsi devenu le champion mondial de la lutte contre les inégalités réelles, dont l’égalitarisme français s’était longtemps fort bien accommodé. Mais la promotion de la diversité par l’ingénierie de la discrimination positive (« affirmative action ») et par la pression sociale se trouvait en relative cohérence avec l’acceptation des différences résultant du culte de la liberté individuelle aux États-Unis. C’est beaucoup moins vrai en France, cette démarche différentialiste, pour équitable qu’elle soit, fait voler en éclats le citoyen abstrait et théoriquement interchangeable du modèle républicain. Et l’écartèlement idéologique qui en résulte est d’autant plus perturbant que le changement s’opère en France, comme toujours, par la loi, les États-Unis privilégient la jurisprudence des tribunaux et les décisions décentralisées.

La conception américaine s’est néanmoins imposée au monde et a gagné du terrain en France même, parce qu’elle répondait aux évolutions sociétales évoquées plus haut et aidait à combler le fossé entre égalité formelle et égalité réelle dans la patrie des droits de l’homme. Parité hommes-femmes, tolérance accrue à l’égard des pratiques religieuses et des orientations sexuelles, traitement spécifique des handicapés et des personnes âgées : la République se débat depuis une vingtaine d’années entre deux philosophies souvent contradictoires de l’égalité et de la liberté, sans le bénéfice d’un aggiornamento idéologique.

L’évolution de la France vers une conception plus libérale, universelle et concrète de la mise en œuvre des valeurs républicaines, notamment à l’égard des minorités issues de l’immigration, ne bénéfice pas non plus des garde-fous du système américain. Le « communautarisme » et le multiculturalisme tant décriés de ce côté-ci de l’Atlantique sont en effet équilibrés aux États-Unis par une très forte adhésion de l’ensemble de la population à l’identité et aux valeurs nationales, nourrie par la persistance du « rêve américain », par la puissance assimilatrice de la pression sociale (l’« American way of life »), mais aussi par la rigueur de l’application des lois, de la politique pénale et de la politique d’immigration. On ne plaisante pas avec la loi aux États-Unis, mais on est aussi généralement fier d’être américain, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique et de l’échelle sociale.

Qu’en est-il aujourd’hui du « rêve français » (ou européen) ? De la fierté nationale ? Du respect par tous des valeurs et de l’application des lois de la République ? À l’heure l’immigration réalité géopolitique apparaît aussi comme une nécessité démographique et économique pour l’Europe, où la mixité est reconnue comme un atout, la synthèse harmonieuse du modèle d’intégration républicain et de la promotion de la diversité reste à inventer.

 

(1) Voir sur ce thème Ezra Suleiman, Schizophrénies françaises, Grasset, 2008.

(2) Daniel Schraad-Tischler et Christian Kroll, « Social Justice in the EU À Cross-national Comparison », Bertelsmann Stiftung, septembre 2014.

 

© Grasset 2015-02-28

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > « What’s wrong with France ?»

Telle est la question que me posent depuis des mois les amis de la France partout dans le monde.

Voici ma réponse. L.C.-T.

Auteur de nombreux essais importants, Laurent Cohen-Tanugi, avocat international, renoue ici avec l’inspiration de son premier ouvrage, Le droit sans l’État (PUF, 1985), dont le regard croisé sur la France et les États-Unis avait marqué toute une génération.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Laurent Cohen-Tanugi, « What’s wrong with France ?», Grasset, Petite collection blanche, janvier 2015, 128 pages, 10 €

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