Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Sollers. Extrait de : L’École du mystère


EXTRAIT >

 

Le 18 juin 1940, sur fond d’un brouillage intensif des ondes radio, un général réfractaire s’adresse aux Français pour leur demander de continuer la guerre. Je reprends quelques « messages personnels » de cette époque. Nous sommes à l’École du Mystère, tous les enfants me comprendront :

« Le renard aime les raisins. »

« Croissez roseaux, bruissez feuillages. »

« Je porterai l’églantine. »

« Je n’entends plus ta voix. »

« Je cherche des trèfles à quatre feuilles. »

« L’acide rougit le tournesol. »

« Les dés sont sur le tapis. »

« Les colimaçons cabriolent. »

« Son costume est de couleur billard. »

« Nous nous roulerons sur le gazon. »

« Les reproches glissent sur la carapace de l’indifférence. »

« Véronèse était un peintre. »

« Les grandes banques ont des succursales partout. »

« L’évêque a toujours bonne mine. »

« Le cardinal a bon appétit. »

« J’aime les femmes en bleu. »

« Rodrigue ne parle que l’espagnol. »

« C’est le moment de vider son verre. »

« Le temps efface les sculptures. »

« Elle fait de l’œil avec le pied. »

« La brigade du déluge fera son travail. »

« Ne vous laissez pas tenter par Vénus. »

« Ayez un jugement pondéré. »

« Saint Pierre en a marre. »

« Le lithographe a des mains violettes. »

« Son récit coule de source. »

« Les débuts sont contradictoires. »

 

Vous avez là, sous la main, 27 petits romans d’aventures. Le type ou la fille qui captait ça pendant la guerre pouvait se trouver n’importe où, notait le rendez-vous clandestin, faisait vite ses bagages, comprenait qu’il devait faire sauter un train, était prévenu qu’il lui fallait se méfier d’une Vénus locale, ou, au contraire qu’il pouvait faire confiance à une femme en bleu. Il reconnaît, dans une gare, son contact qui porte une églantine à la boutonnière. Au clandestin espagnol, il faut parler espagnol. Il pourra rejoindre ses camarades terroristes,

« la brigade du déluge », qui n’en est pas à ses premiers attentats. Vous avez des alliés : cet évêque, qui a toujours bonne mine, ou ce cardinal qui a bon appétit. Oh, que j’ai envie de me rouler sur le gazon (tu m’entends, Manon ?) ! Ne vous inquiétez pas, les grandes banques ont des succursales partout. Message important : « Saint Pierre en a marre. » Le pape renonce à ses préjugés, il est avec nous.

 

Je n’invente rien, tous ces messages ont été écrits et diffusés en français, par Radio-Londres : « Les Français parlent aux Français. » « Croissez roseaux, bruissez feuillages », voilà le genre de SMS qu’expédiaient les grands poètes anonymes de la Résistance. Comprend qui doit, advienne que pourra. Ne vous faites pas arrêter, et ne parlez pas. Il est possible qu’on vous torture pour savoir qui était cette « femme en bleu », mais ne la balancez pas, elle est capitale. Vous avez le droit de vous suicider plutôt que de dévoiler des identités. Il y a toujours, ici ou là, une fenêtre d’où on peut se jeter, des cordes ou des draps pour se pendre, un mur sur lequel se cogner. Non, je n’ai plus de cyanure à vous donner, mais, si vous l’utilisez, veillez à ce qu’il soit sec. Agissez vite, parce que après c’est l’enfer : ongles et dents arrachés, testicules et pieds en bouillie, yeux crevés, baignoire étouffoir, chocs électriques. La mort est l’arche du rien. N’hésitez pas, concluez.

 

Qu’il est beau, ce rendez-vous avec Manon ! Elle est bronzée, elle sent le gazon, sa robe bleue est moulante. Elle sait que Véronèse est un peintre, elle aime beaucoup sa scandaleuse Léda. Zeus, transformé en cygne, est particulièrement habile, ils vont engendrer ensemble les jumeaux Castor et Pollux, transférés ensuite dans la constellation des  Gémeaux. Manon, au téléphone, m’a envoyé un message ultra-personnel : « Ce sera délicieux. » Blason : faire l’amour, en pleine guerre, sur fond d’abîme. C’est le hors-fond.

 

Je me demande comment ils font pour ne pas ressentir l’abîme. J’ai beau faire des efforts pour leur dissimuler qu’il m’habite, me montrer plaisant, poli, amusant savant ou divertissant, ils perçoivent que ce n’est pas ça, que je les abîme. Ils me reprochent ceci ou cela, mais le vrai reproche, c’est Ça. Le . Quoi que je fasse, Fanny me donne une mauvaise note. C’est une institutrice, un instituteur, une matrice en charge de tuteurs. Son école ne tolère pas le secret, le mystère, elle fonctionne sur le signe égal. Fanny divise pour régner, elle désunit par principe, elle uniformise. Au fond, elle n’en conviendrait pas, elle aime l’armée. Pas celle des ombres, celle qui assure l’ordre. Elle n’aurait pas écouté Radio-Londres  en 1942, ni participé aux émeutes de 1968. Inutile de lui faire entendre, au clavecin, le grand François Couperin, et ses très mystérieuses Barricades mystérieuses. Je tente le coup : elle trouve ça barbant, son visage se plombe, elle s’endort.

 

La radio brouillée de l’époque aurait pu intercaler deux autres « messages personnels ». Le premier, d’un grand criminel, mais excellent stratège, dans un texte de 1938, intitulé De la guerre prolongée :

« Les règles de l’action militaire découlent toutes d’un seul principe : conserver ses forces, et anéantir celles de l’ennemi. »

 

© Gallimard 2015

© Photo : Sophie Zhang

 

 

Quatrième de couverture > « Qui connait la joie du ciel ne craint ni la colère du ciel, ni la critique des hommes, ni l'entrave des choses, ni le reproche des morts. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Sollers, L’École du Mystère, Gallimard, février 2015, 160 pages, 17,50 €

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