Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Almir Narayamoga Surui et Corine Sombrun. Extrait de : Sauver la planète


EXTRAIT >

 

L’UNIVERSITÉ SURUÍ OU LES ENSEIGNEMENTS DE LA FORÊT

 

Changer les consciences passait aussi, selon nous, par la création d’une université suruí capable de réunir les connaissances traditionnelles et scientifiques sur la forêt ; une façon de mettre ce savoir au service de tous et de l’utiliser pour mieux la protéger. Je reste persuadé que c’est le rôle des peuples d’Amazonie d’apporter cette contribution. Nous cultivons en effet depuis des millénaires le savoir ancestral de la grande forêt amazonienne et, à ce titre, notre priorité est d’attirer l’attention sur les risques considérables qu’entraînerait sa disparition.

Dois-je vous rappeler qu’en plus d’être l’un des plus riches modèles de biodiversité, elle est la plus grande réserve d’eau douce du monde et un poumon vital nécessaire au maintien de l’équilibre climatique de la planète ? La condamner, ce serait condamner des régions entières à endurer de graves inondations et des dégradations irréversibles. Sans parler des plantes aux vertus médicinales que cette forêt abrite et dont seulement 2 % des principes actifs, je dis bien 2 %, ont aujourd’hui été référencés et étudiés en laboratoire. Les 98 % restants ne représentent-ils pas un trésor dont il serait totalement irresponsable de priver l’humanité ? Pour être encore plus concret, je vais vous dire ces deux enseignements que la forêt m’aura offerts.

En me confrontant chaque jour à un problème nouveau, elle m’a tout d’abord appris à m’adapter. C’est grâce à cela, je crois, que notre tribu a pu adopter en seulement quarante ans le mode de vie qui nous a été imposé. Grâce à cela aussi que je suis tout autant à l’aise avec un arc qu’avec un iPhone, un compte Twitter ou une page Facebook. Récemment vous m’avez d’ailleurs traité de « geek », mes enfants. Je l’ai reconnu volontiers, car ces nouvelles technologies m’ont beaucoup apporté sur la connaissance de cette planète et je suis très heureux d’avoir pu m’y adapter. Mais ne serait-il pas bien que les autres peuples à leur tour acceptent de partager ce que la forêt nous a enseigné ?

Le moratapo, par exemple, est une liane dont nous buvons une décoction pour nettoyer le corps. Nous disons « rénover » chez nous, parce que si le corps se purifie, l’esprit se rénove. N’est-ce pas important de le réaliser ? Chaque fois que j’ai eu de la fièvre ou une migraine, Perpeira, notre wáwá, est allé couper quelques feuilles d’un arbuste qui pousse autour de nos maisons. Une entorse ? Perpeira utilise des branches de capichanapua dont il râpe l’écorce pour en appliquer le suc sur la cheville. C’est un antalgique et un anti-inflammatoire puissant. Nous utilisons également la bave d’escargot pour ramollir la corne des pieds. Et quand j’ai mal aux dents, il me suffit de mâcher une simple tige de haïn : son goût acidulé non seulement anesthésie la bouche, mais soigne l’infection. Un œil rouge ? Notre wáwá coupe une branche d’ipaga dont il râpe et presse l’écorce pour en extraire un suc qu’il verse goutte à goutte dans l’œil irrité. Il blanchit instantanément ! La forêt offre ainsi des milliers de remèdes simples et efficaces que notre université suruí mettrait à la disposition de tous.

J’ai aussi appris de la forêt que chaque arbre, chaque fleur, chaque insecte a une fonction. Cet écosystème est un modèle d’équilibre pour notre peuple et il faudrait qu’ensemble nous apprenions à nous comporter comme une forêt, au sein de laquelle chaque individu est nécessaire, où chaque racine mérite d’être protégée pour l’harmonie et le bien de tous. Aujourd’hui les gens font ce que leurs mains leur demandent, mais il faudra qu’ils comprennent qu’elles ne le font pas toutes seules. Il existe une sagesse derrière ces gestes. Nous l’appelons soe same. Si la spécificité et les racines de chacun sont respectées, cette sagesse poussera de toutes nos essences, de toutes nos consciences, pour devenir une conscience globale. Nous formerons alors une belle forêt.

Voilà ce que notre université suruí pourrait enseigner.

 

Pour favoriser son rayonnement, nous avons réfléchi à la création d’un centre culturel, dont les plans architecturaux viennent d’être dessinés. Situé près de notre village de Lapetanha, il proposera un espace de recherche sur la biodiversité et une salle de conférences où seront organisés des séminaires sur le développement durable. L’université suruí pourra ainsi générer des revenus et renforcer la souveraineté financière de notre peuple.

Nous attendons encore du gouvernement sa reconnaissance légale, mais notre action a déjà été saluée à de nombreuses reprises. L’association Metareilá a ainsi été finaliste du prix des meilleurs entrepreneurs sociaux du Brésil, pour son travail sur l’amélioration des conditions de vie, de la gestion du patrimoine et de l’environnement. La revue américaine Fast Company m’a élu parmi les cent personnes les plus créatives au monde, j’ai été nommé commandeur de l’ordre du mérite culturel et j’ai même reçu le cacao d’or, un prix remis par une revue de communication aux personnalités du Rondônia qui se sont distinguées dans l’année. J’étais à l’étranger le jour de sa remise, mais je vous ai demandé d’aller le recevoir à ma place, mes enfants. Ce n’était que justice parce que sans votre soutien j’aurais sans doute abandonné. Alors j’ai été très heureux d’apprendre à quel point vous aviez été émus quand ce cacao d’or est arrivé dans vos mains.

 

RECONNAISSANCE ET NOUVELLES MENACES

 

L’année 2012 a marqué un tournant décisif dans notre politique de gestion durable de la forêt. Une victoire, devrais-je même dire. Parce qu’en juin, notre projet carbone suruí a enfin été accepté sur le marché indépendant des émissions carbone, avec deux certifications internationales : les standards CCB (Climate, Community and Biodiversity), nous engageant à préserver notre forêt en conservant sa biodiversité, et VCS (Verified Carbon Standard), représentant une évaluation du carbone REDD+ de la déforestation évitée entre 2009 et 2012. Cela paraît très compliqué, mes enfants, mais pour le dire simplement, nous obtenions ainsi la reconnaissance que, sans le financement carbone, les Suruí auraient abattre une partie de leur forêt pour survivre.

Il restait néanmoins à entrer dans la phase de vérification. La plus critique puisqu’elle consistait en un audit permettant de déterminer si notre territoire répondait effectivement aux critères requis pour valider la mise de nos crédits carbone sur le marché indépendant des émissions carbone.

Cet audit a été réalisé par des représentants de l’Institut pour la gestion et la certification des forêts et des exploitations agricoles (Imaflora), l’ONG américaine Rainforest Alliance et l’Institut pour la conservation et le développement durable de l’Amazonie (Idesam), chargé de procéder à une analyse des images satellite de notre territoire. Inutile de vous dire que nous avons attendu le résultat de cet audit avec la plus grande impatience. Des années de travail et d’espoir pour la survie de la forêt et de notre tribu en dépendaient.

La réponse allait arriver en mai 2013, et j’y reviendrai en temps voulu, parce que dans un premier temps, cette reconnaissance de notre politique de gestion de la forêt n’a fait qu’inciter les madeireiros à renouveler leurs menaces de mort : un nouveau contrat de cent mille dollars a été placé sur ma tête. Inutile de nier que je m’y attendais, mais cette fois je l’ai signalé à la commission des Droits de l’homme de l’ONU à New York, qui a obligé le gouvernement brésilien à ouvrir une enquête.

La commission des Droits de l’homme du gouvernement brésilien m’a alors immédiatement octroyé une protection physique nécessitant une rotation de six gardes du corps des forces spéciales de la police fédérale et un chauffeur, reconduite tous les trois mois en fonction des investigations locales. Il n’y a que sept personnes au Brésil à avoir obtenu un tel niveau de protection, dont deux juges fédéraux et cinq environnementalistes, parmi lesquels je suis le seul Indien. Cela me semble malheureusement bien loin d’être suffisant, parce que la question de la déforestation et du développement économique à grande échelle en Amazonie revient en force.

Ainsi, de très nombreux défenseurs de l’environnement sont en danger au Rondônia. En mai 2011, Adelino Ramos, un militant du Mouvement des paysans de Corumbiara, a été abattu à Vista Alegre de Abunã. Trois autres ont été assassinés dans l’État du Pará, vraisemblablement victimes de tueurs à gages. Tous avaient dénoncé l’exploitation forestière illégale et fait l’objet de menaces, mais il faut aussi préciser que ces meurtres ont eu lieu après l’adoption par le Congrès d’amendements aux lois de protection des forêts brésiliennes, dont je reparlerai, qui semblent avoir été perçus comme un affaiblissement des contrôles environnementaux actuellement en place. Les ONG locales avaient d’ailleurs prévenu que ces changements risquaient d’engendrer de nouvelles violences de la part des éleveurs et des acteurs de l’exploitation forestière illégale.

Pour parer à cela, le gouvernement fédéral a mis sur pied un groupe de travail interministériel chargé d’analyser une liste de cent vingt-cinq personnes menacées. Cela permettra-t-il d’éviter de nouveaux assassinats ? Il faudrait aussi envisager des mesures pour faire face à l’impunité et à la situation persistante de non-droit. Car d’après la commission pastorale de la terre, sur plus de mille huit cents défenseurs de la forêt ayant reçu des menaces de mort au cours des dix dernières années, plus de cent ont été assassinés entre les seules années 2010 et 2011, et ce sans que les tueurs aient jamais pu être arrêtés. Les autorités, notamment l’Agence environnementale fédérale, l’Institut brésilien pour la protection de l’environnement (Ibama), ou les services de Sécurité publique de l’État, devraient donc mettre en commun leurs informations et enquêter sur les menaces dont nous faisons l’objet. Sans quoi mes gardes du corps ne pourront pas me protéger longtemps.

 

Je dois l’avouer, c’est un fardeau de plus en plus lourd à porter. Et encore davantage quand, au détour d’un regard, je perçois ces éclairs de peur dans les yeux de vos mères, ou dans les vôtres, mes enfants. Vous avez pourtant la dignité de ne jamais m’en faire le reproche et je tiens à vous dire mon admiration. Bien sûr, la grande forêt vous a enseigné qu’un arbre devait parfois se sacrifier pour les autres, mais je suis fier de voir que de cette sagesse, vous avez tiré la leçon de ne pas être égoïstes, d’aimer votre prochain et de valoriser notre culture. Cette connaissance est la vôtre. Personne ne pourra vous l’enlever et je suis heureux de contribuer à vous la transmettre. J’ai bien conscience qu’il vous reviendra ensuite de faire de même et qu’il s’agit d’une lourde responsabilité, mais je sais que vous y mettrez tout votre cœur. Vous le savez, mes enfants : l’amour est la seule ressource dans laquelle vous devrez puiser votre force.

Le jour où j’ai été élu chef du peuple suruí, en 2010, le wáwá est venu me voir pour me dire que l’esprit de notre tribu lui avait parlé dans la nuit : mon nom désormais serait Narayamoga, « l’esprit qui unit les pouvoirs spirituels », et je mènerais de grands combats de par le monde.

Mais ton plus grand défi, a ajouté le wáwá, sera ton propre peuple. Si tu l’aimes assez pour le comprendre, alors tu seras un grand leader. Sinon tu perdras ce défi…

Je peux vous dire que cela m’a fait très peur, mes enfants. Je savais pourtant qu’il avait raison au moins sur un point : être un leader ne serait pas facile. Alors j’ai toujours pris le temps de m’asseoir pour discuter avec ceux de ma tribu. Je subis néanmoins toujours de nombreuses pressions et récemment, je n’ai pas honte de le dire, j’ai même voulu abandonner.

Depuis 2011, nous avions en effet constaté que la déforestation illégale reprenait sur notre territoire. Nous arrivions à la limiter tant bien que mal et toujours sans violence ; ceux d’entre nous qui croisaient un camion chargé de bois se contentaient d’en faire descendre le chauffeur et de l’inviter à rentrer à pied. Mais depuis quelques mois, elle s’était accrue et nous avions pu établir que quarante camions de bois sortaient chaque jour clandestinement de notre territoire. Quarante ! Et que pouvions-nous faire ? Rien. Parce que le gouvernement ne nous donnait toujours aucun levier légal pour les arrêter. Mais le pire a été de réaliser que ces vols risquaient de remettre en question tout notre projet carbone. Nos crédits étaient en cours de vérification, et évalués à partir de la « déforestation évitée », mais seraient-ils encore valides si nous n’arrivions plus à l’éviter ? Des années de travail et de combat pour rien, voyez-vous. Pour rien.

 

LE RÉSULTAT

 

La réponse tant attendue de l’audit permettant de déterminer si notre territoire répondait effectivement aux critères requis pour valider la mise de nos crédits carbone sur le marché indépendant des émissions carbone est arrivée en mai 2013. Positive ? Négative ? Comme je l’ai fait en ouvrant le courrier, je vous laisse la découvrir : « Le résultat des vérifications montre que les Suruí ont pu éviter l’équivalent de deux cent cinquante mille tonnes d’émissions carbone entre 2009 et 2012. » Oui, j’ai lancé un cri de victoire et j’ai embrassé la personne la plus proche de moi, à savoir… Sergente, mon garde du corps. Il ne s’attendait certes pas à un geste aussi incongru, mais la nouvelle a semblé également le rendre heureux. Il faut dire que nous vivions un peu comme des jumeaux.

La mise sur le marché de nos crédits carbone a fait ressurgir ce doute, pourtant largement étouffé depuis des mois : qui allait bien vouloir acheter des crédits carbone suruí ?

Nous n’avons heureusement pas eu à attendre longtemps pour être contactés par des acheteurs potentiels. Je tiens à préciser que nous souhaitions vendre nos crédits en priorité à des sociétés brésiliennes, une stratégie politique pour contrer les critiques affirmant que nous serions prêts à céder notre territoire aux étrangers. Et puisque je parle de critiques, il est temps de révéler les abus auxquels le programme REDD+ a ouvert la voie…

Prenant conscience des profits que ce marché pouvait représenter, des organisations peu scrupuleuses nous ont par exemple proposé de leur céder le droit de gérer nos crédits carbone et de les vendre. Nous avons évidemment refusé, mais je sais que face à la force de persuasion de ces organisations, une vingtaine de tribus se sont déjà laissé convaincre. Elles ont malheureusement vite réalisé que ces contrats leur interdisaient jusqu’à l’usage de leurs propres terres. Et même si le gouvernement fait en sorte de les invalider et ne reconnaît actuellement que notre initiative carbone, les procédures par lesquelles ces peuples devront passer pour retrouver la liberté de disposer de leurs ressources seront longues.

Entre autres critiques, il y a ceux qui qualifient le programme REDD+ de « marchandisation de la Nature ». Je ne peux les contredire, mais proposent-ils d’autres solutions pour générer des bénéfices de la forêt sans la détruire ? Non. Et en attendant, nos crédits carbone suruí sont devenus le premier projet indigène commercialisé à la fois selon les critères légaux du marché international et selon ceux de la politique du droit indigène. Une jurisprudence qui, je l’espère, incitera de nombreux autres peuples à suivre notre modèle. Car, à défaut d’être idéal, le mécanisme REDD+ n’est-il pas au moins un levier engageant le système capitaliste à reconnaître la valeur d’une forêt sur pied ? Sans parler d’un moyen donné aux peuples indigènes d’être soutenus pour la préserver.

 

© Albin Michel 2015

© Photo : T. Pizer

 

 

Quatrième de couverture > Considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands activistes autochtones d’Amérique du Sud, Almir a été le premier Surui – un peuple indigène du Brésil – à faire des études universitaires. Diplômé en biologie, il s’est engagé dans la défense de ses terres ancestrales au péril de sa vie.

Avec l’aide d’une ONG écologiste, il a trouvé refuge aux États-Unis où il a rencontré les dirigeants de Google pour leur présenter son projet : montrer, à travers Google Earth, la détérioration de la forêt amazonienne (le plus grand réservoir de biodiversité au monde avec 390 milliards d’arbres appartenant à 16 000 espèces différentes) ainsi que ses conséquences dramatiques pour la planète et, plus immédiatement, pour les 400 000 Indiens du Brésil.

Écrit avec Corine Sombrun, passionnée par les mondes indigènes et le dialogue interculturel (Journal d’une apprentie chamane), ce livre retrace l’histoire d’un peuple et le destin d’un homme en lutte contre la catastrophe écologique qui menace l’humanité. Récompensé en 2008 à Genève par le prix des Droits de l’homme, Almir Narayamoga Surui fait partie des cent personnalités les plus importantes du Brésil.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Almir Narayamoga Surui et Corine Sombrun, Sauver la planète : Le message d'un chef indien d'Amazonie, Albin Michel, février 2015, 192 pages, 18 €

 

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