Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Evelyne Bloch-Dano. Extrait de : Jardins de papier


EXTRAIT >

 

Jardins à la française

 

Rigides, les jardins à la française ? Monotones, Fontainebleau, Chantilly, Vaux-le-Vicomte ou Versailles ? Ennuyeux ? Vous ne les avez sans doute pas visités depuis longtemps... Laissez l’été aux touristes, et promenez-vous à l’automne quand l’or des feuillages joue sur les eaux du Grand Canal, l’hiver quand la neige dessine les contours des parterres, ou au printemps quand l’envol des oiseaux fait vibrer les bosquets.

Les parterres de broderies, les miroirs d’eau où se lit le ciel changeant d’Ile-de-France, les perspectives allongées à l’infini, les fontaines lançant vers le soleil leurs jets d’eau irisés, les allées en étoiles, les bosquets dérobés, la masse sombre des forêts, le jeu troublant de la symétrie et de la fantaisie, les tapis végétaux se déroulant au rythme de la marche nous offrent le spectacle inégalé de la fusion de l’art et de la nature, une fête de l’esprit et des sens. Ils participent d’un moment unique dans la culture française, qui produisit Descartes, Pascal, Molière, La Fontaine, Racine mais aussi Poussin, le Lorrain, Le Vau, Mansart, Le Brun et Le Nôtre.

Les jardins à la française résultent d’une pluralité de facteurs et du génie d’un créateur qui sut les synthétiser. Les acquis de la science au cours du siècle, en particulier les progrès de l’optique et de l’astronomie, ont modifié la représentation de l’espace et de la place de l’homme dans le monde, donc de son imaginaire cosmique. S’y ajoutent l’intérêt pour les sciences et les mathématiques, et l’influence du cartésianisme. Singulière époque où, vers 1630, les procès de sorcellerie comme celui d’Urbain Grandier à Loudun côtoient le Discours de la méthode de Descartes et les féeries du baroque, les trois unités de la tragédie classique...

Dès Richelieu se met en place la volonté centralisatrice du pouvoir royal, avec pour corollaire l’affaiblissement de la noblesse d’épée. Les grandes propriétés se transforment, les jardins participent de cet éclat nouveau. Les plus beaux d’entre eux entreront dans le projet monarchique.

Les textes fondateurs de cet art des jardins prolongent la Renaissance tout en mettant l’accent sur les acquis récents des sciences. L’ingénieur Salomon de Caus rédige dès 1612 La Perspective avec la raison des ombres et des miroirs mettant en lumière le rôle majeur de l’eau et des jeux d’optique dans les jardins. Jacques Boyceau dans son Traité de jardinage selon les raisons de la nature et de l’art insiste sur la symétrie dans le monde végétal mais aussi sur la perspective longue et la maîtrise des proportions. La Dioptrique de Descartes, les expériences de Torricelli et celles de Pascal sur l’hydraulique seront mises au service des grandes eaux. Quant à André Mollet, son Jardin de plaisir trace les grandes lignes du jardin à la française. Traduit en suédois (Mollet est, comme Descartes, au service de la reine de Suède) et en anglais, il contribuera au rayonnement de cet art dans toute l’Europe.

Mais le plus célèbre et le plus doué de ses représentants n’a laissé aucun ouvrage théorique, et presque aucun écrit. L’héritage d’André Le Nôtre réside tout entier dans les jardins qu’il réalisa ou auxquels il contribua pour une part importante : Anet, Blois, Chambord, Chantilly, Fontainebleau, Maintenon, Marly, le Luxembourg, le Palais-Royal, les Tuileries, Saint-Cloud, Saint-Germain-en-Laye, Saint-Mandé, Sceaux, Vincennes et, bien sûr, Vaux-le-Vicomte et Versailles. Il faut y ajouter Berlin, Copenhague, Greenwich, Windsor, Het Loo, Turin... et bien d’autres encore. Au total, plus de soixante-dix jardins dans lesquels son intervention majeure est prouvée par les documents, et des dizaines d’autres où elle est probable.

Ce petit-fils et fils de jardiniers du Roi a grandi dans les Tuileries dont son père est en charge. Sa voie est tracée dès sa naissance, au cœur d’une dynastie d’hommes du métier. Ses classes de jardinier, il les fait au contact des meilleurs. Dyslexique, comme en témoignent ses quelques traces écrites, il a la main sûre et l’esprit bien formé. Il a passé plusieurs années dans l’atelier du peintre Simon Vouet pour y apprendre le dessin et l’art de la perspective. Il en gardera une grande sensibilité à la peinture, et ses collections d’œuvres d’art datent de ses premiers succès. Les tableaux de Nicolas Poussin et de Claude Gellée, dit le Lorrain, en sont les fleurons. Leur influence est manifeste, en particulier dans la composition et la lumière. Il fréquente aussi les cercles savants. Sa carrière est brillante et bien menée, grâce à son talent mais aussi – chose indispensable – à ses appuis. Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, le prince de Condé, de nombreux propriétaires de grands domaines et, surtout, le surintendant des finances Nicolas Fouquet vont rapidement lui confier des travaux d’importance.

Il est avec le peintre Charles Le Brun et l’architecte Louis Le Vau le concepteur des jardins de Vaux-le-Vicomte, auxquels collaborent des techniciens hors pair tels que l’ingénieur hydraulicien Claude Robillard ou Antoine Trumel, le jardinier en chef. Le Nôtre y met au point sa méthode, qui consiste à jouer habilement avec les reliefs du terrain en utilisant l’anamorphose et l’allongement de la perspective ainsi que toutes les ressources hydrauliques du site. C’est une conception globale qui tient compte aussi bien des difficultés du terrain lui-même que des bâtiments. L’ensemble du paysage sera remodelé, donnant naissance à la magie de 33 hectares de jardins. Il aura fallu vingt ans pour constituer le domaine, et une dizaine d’années pour qu’il soit digne de la féerie du 17 août 1661 qui précéda de si peu l’arrestation de son propriétaire, Nicolas Fouquet.

En bon connaisseur de la nature, La Fontaine dans l’Avertissement de son poème Le Songe de Vaux rappelle qu’il faut du temps pour qu’un jardin prenne forme. Se réclamant du Roman de la Rose et du Songe de Poliphile, il choisit ce dernier genre littéraire pour rendre vraisemblable son évocation quelque peu anticipée : « Comme les jardins de Vaux étaient tout nouveau plantés, je ne les pouvais décrire en cet état, à moins que je n’en donnasse une idée peu agréable, et qui, au bout de vingt ans, aurait été sans doute peu ressemblante. » Il chante « les vergers, les parcs, les jardins », le « liquide cristal » des cascades. Avant lui, Madeleine de Scudéry, l’auteure de Clélie, célébrait déjà en Vaux « le chef-d’œuvre de l’Art et de la Nature joints ensemble ».

On les eût bien étonnés en déplorant la régularité des tracés. Tous ceux qui découvrent alors Vaux sont au contraire surpris par le décor changeant qui se révèle au fur et à mesure de la promenade, grâce à une savante maîtrise de l’espace. La symétrie ne consiste pas à répéter de façon identique les motifs, mais à équilibrer les deux parties afin de créer un effet de variété et d’harmonie à la fois. Comme le résume Patricia Bouchenot-Déchin : « Loin des formes figées du passé que le spectateur, à l’instar des personnages peints ou dessinés par Abraham Bosse, découvre en embrassant du regard le paysage, depuis la terrasse ou le balcon, les jardins de Le Nôtre s’appréhendent en les arpentant ; alors seulement la magie opère et les lignes, simples en apparence, se mettent à leur tour en mouvement, dévoilant leur richesse et leur complexité. »

En 1657, Le Nôtre est devenu contrôleur général des Bâtiments et Manufactures de France.

Dessinateur et jardinier du Roi, concepteur, paysagiste, il est aussi architecte d’un espace qu’il remodèle pour mieux l’inventer. Il nous donne à comprendre qu’un jardin est toujours la résultante d’une architecture du paysage et du travail de la terre proprement dit. « Le grand inventeur de jardinages », comme le nomme le mathématicien Christian Huygens, se multiplie sur les plus prestigieux chantiers. Grâce à lui, le modèle italien est éclipsé. Il est grand temps que le roi Louis XIV le mette au service de sa gloire. À Vaux, le monarque a perçu tout le profit artistique et politique qu’il pourrait tirer d’un tel talent. Louis XIV a vingt-deux ans. Il faudra vingt-cinq ans pour que le château et le parc de Versailles prennent leur forme à peu près définitive. Le Grand Canal ne sera creusé qu’en 1668, sept ans après le début des travaux.

Le temps des jardins est long. Il ne sied pas aux impatients. Mais nous avons désormais la preuve que le plan d’ensemble de Le Nôtre précéda l’achat des terres. Il lui faudra faire face aux difficultés du site dues au manque d’eau courante, à la nature du terrain et aux soucis techniques et financiers. Il y a du visionnaire chez le « bonhomme » Le Nôtre. Une belle persévérance également, et la souplesse nécessaire quand on traite avec les souverains. Il fallut aussi des centaines d’ouvriers pour transporter la terre, pour planter les milliers d’arbres le long des allées et les millions d’arbustes des parterres et des bosquets, creuser le canal et les bassins, résister à la malaria qui sévissait dans cette zone marécageuse ; il fallut bien des chevaux pour tirer les tombereaux, des ingénieurs pour aménager les 30 kilomètres de canalisations encore en état aujourd’hui, des fontainiers pour faire vivre les bassins et les jets d’eau, des sculpteurs et des fondeurs pour créer les statues dessinées par Le Brun, et bien sûr des jardiniers, les meilleurs, pour cultiver les fleurs, les arbustes délicats de l’Orangerie, les fruitiers, les légumes du potager, pour tailler le délicat lacis dans les parterres, dont la couleur varie selon le fond de sable, de gravier, de terre ou de brique pilée, pour entretenir les allées, les buis et les gazons.

Il ne faudrait pas négliger l’essentiel : les plantations. Des jasmins rosés, des orangers plantés en pleine terre et couverts l’hiver embaumeront les allées du Trianon. Madame de Maintenon s’émerveille dans sa correspondance : « Toutes les nuits les fleurs du jardin étaient remplacées. On s’endormait environné de tubéreuses pour se réveiller à l’odeur des jasmins ou des giroflées. Tous les jours quelque chose changeait ; à la disposition des entours c’était comme si des fées y travaillaient ; là où on avait vu un étang la veille était un bosquet le lendemain ; où était une forêt on trouvait une colline, un réservoir ou un kiosque de porcelaine pour la collation. »

Le Nôtre veille à tout. Le Roi lui fait confiance. Ils arpentent ensemble le terrain, et Louis XIV écrira même un manuel en vingt-cinq points sur la Manière de montrer les jardins de Versailles. « Il faut de l’enfance répandue partout », note-t-il sur un devis de Mansart qui joue aussi un rôle important dans l’élaboration des jardins. Le bassin du Dragon dessiné par Claude Perrault ou le labyrinthe doté de trente-neuf fontaines illustrant les fables d’Ésope et ornées d’un quatrain de Benserade pour l’instruction du Dauphin lui donneront raison.

Sur ce domaine, qui au final se déploiera sur 15 000 hectares, on installera aussi une Ménagerie, une Orangerie, et bien sûr le merveilleux Potager du Roi de Jean-Baptiste de La Quintinie, qui à lui seul mérite la visite. Jardinier, agronome, botaniste, ce précurseur inventera les primeurs dont le Roi est friand.

Tout concourait à mettre la nature au service de l’absolutisme. Le mythe solaire utilisé par Louis XIV organisait l’ensemble de la conception. Le premier bassin, puis la croisée des bras du Grand Canal et enfin le dernier bassin sont de dimension croissante afin de les rapprocher. Leur similitude est une illusion d’optique. La perspective ralentie qui conduit l’œil à l’horizon du Grand Canal est prévue pour que le soleil s’y couche dans sa gloire le 6 septembre, jour anniversaire du Roi. Les longues allées bordées d’arbres, par un savant calcul de proportions donnent une impression de régularité et d’alignement visuel tandis que le parterre d’eau au pied de la galerie des Glaces renvoie la lumière et éclaire la façade.

Après l’étape apollinienne et solaire, avec ses allées rayonnantes, la statuaire restaure à partir de 1674 le rythme quaternaire, aussi ancien que l’art des jardins : les quatre éléments, les quatre saisons, les quatre parties du monde, les quatre tempéraments (mélancolique, colérique, flegmatique, sanguin), les quatre poèmes (héroïque, pastoral, lyrique et satirique), les quatre heures du jour, et, renouant avec l’Éden et le thème de la fertilité, les quatre grands fleuves qui arrosent la France (la Garonne, la Seine, la Loire et le Rhône). Art de la statuaire inspiré de l’Antiquité, volonté d’organisation et de stylisation du classicisme.

Mais on ne peut comprendre et aimer Versailles qu’en étant sensible au jeu savant des ombres et de la lumière, du frémissement des feuillages, du jaillissement des eaux, à cet opéra total qui combine les éléments, les fait jouer les uns avec les autres et exalte tous les sens.

Le Nôtre avait visé la « beauté » et le « naturel », fidèle en cela à l’esthétique classique. « Chez lui, le triomphe de l’intelligence n’avait pas détruit les finesses de la sensibilité », notera Henri de Régnier. Quant à la beauté, qui pourrait la nier ? Son œuvre est le reflet de l’idéal de son temps.

À la fois projet politique, invention d’un paysage, lieu de représentation et célébration du plaisir – chasse, fête, théâtre, musique, promenade, collation –, Versailles traverse les saisons et les siècles, comme le prévoyait La Fontaine :

« Tant qu’on aura des yeux, tant qu’on chérira Flore,

Les Nymphes des jardins loueront incessamment

Cet art qui les savait loger si richement. »

Les Amours de Psyché et de Cupidon

 

© Stock 2015

© Photo : © Philippe Matsas/Opale

 

 

Quatrième de couverture > Jardins de papier ou rêves de jardins ? Déjà exploratrice des légumes oubliés, Évelyne Bloch-Dano passe ici du potager au jardin dans la vie ou l’œuvre de grands prosateurs. Après une promenade historique du paradis de la Bible aux parcs à l’anglaise, elle montre comment, dans les romans, le jardin est le reflet de l’âme, le travail qui rend meilleur, le repos mérité, la nostalgie de l’enfance, le rêve d’un monde idéal. De Rousseau à Proust, de Duras à Sand, de Colette à Modiano, il apparaît à la fois comme une représentation du réel et un miroir de l’imaginaire. Il y a aussi une part d’autobiographie joyeuse dans ce vagabondage cultivé : tout lecteur saura parcourir, déchiffrer, aimer, ce tableau naturel.

 

Biographe, essayiste, Évelyne Bloch-Dano est l’auteure d’une œuvre souvent primée et traduite où l’on retiendra, entre autres, les biographies de Madame Zola (1997, Grand Prix des lectrices de Elle), Madame Proust (2004, Prix Renaudot de l’essai), Le Dernier Amour de George Sand (2010), mais aussi La Fabuleuse Histoire des légumes (2008, Prix Brazier de l’essai gourmand) ou le récit Porte de Champerret (2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Evelyne Bloch-Dano. Jardins de papier, Stock, avril 2015, 256 pages, 19,50 €

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