Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Raphaëlle Bacqué. Extrait de : Richie


EXTRAIT >

 

Au sein des loges maçonniques, Richard Descoings pense avoir gagné plusieurs esprits à sa cause. Mais la plupart des élites du pays sont au mieux sceptiques, au pire franchement opposées à son projet de discrimination positive.

À gauche, l’ancien conseiller de François Mitterrand, Jacques Attali, assure ainsi que le programme voulu par Sciences Po « fait des élèves des ZEP des étrangers sur le sol français ». À droite, c’est Alain-Gérard Slama, pourtant professeur au sein de l’Institut d’études politiques et chroniqueur au Figaro, qui s’élève contre « la contestation de l’universalité des critères de sélection par le mérite pour cause de reproduction du modèle culturel dominant ».

Les réflexions sont parfois plus humiliantes encore. La présidente de la Société des agrégés, Geneviève Zehringer, présente les élèves de ZEP comme des « boat people ». Sur France Culture, Alain Finkielkraut évoque « des barbares que l’empire aurait décidé de romaniser ».

À chaque dîner du Siècle, Richard est pris à partie par des hauts fonctionnaires, des ultra-diplômés, des membres des grands corps assurant qu’eux-mêmes ont gravi en leur temps l’échelle sociale. Dans les toilettes de Sciences Po, un graffiti résume en lettres rouges la peur de l’époque : « Sciences Po n’est ni Aubervilliers ni La Courneuve. »

Pour que la procédure entre en œuvre, il faut obtenir du gouvernement qu’il présente une loi au Parlement. À la tête de l’Éducation nationale, Jack Lang est monté au créneau sans faiblir. Richard avait gardé de lui un souvenir mitigé, mais il doit bien reconnaître qu’il ne mégote pas son soutien. Dès le 27 mars, le ministre affirme dans une interview au Monde : « C’est une initiative que nous assumons complètement. C’est plus qu’une bénédiction. C’est de ma part un engagement politique clair. Je ferai tout pour que ce projet suscite des retombées et des émules. » Sa collègue ministre Ségolène Royal assure de son côté : « Toutes les grandes écoles devraient imiter Sciences Po ! »

Pour que le projet obtienne une majorité, il faut aussi convaincre les élus chevènementistes, très réticents, et une bonne partie de la droite. Richard en a établi soigneusement la liste avec son nouveau responsable des relations avec les élus, Sébastien Linden, un ancien responsable de l’Unef à Sciences Po qui vient de participer à la campagne municipale victorieuse de Bertrand Delanoë avant de rejoindre son cabinet. Parmi les proches de l’ancien ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre Chevènement, seul le sénateur Paul Loridant, maire des Ulis, a fait part de son enthousiasme. À droite, Xavier Darcos, lui-même agrégé de lettres et très au fait des inégalités scolaires, affirme son soutien sans ambiguïté. Quelques figures du libéralisme l’ont rejoint, comme le maire de Vannes François Goulard ou l’essayiste Guy Sorman qui affirme dans Le Figaro : « Soit nous persistons dans la posture prétendument égalitariste et nous assisterons à une montée des communautarismes, soit nous partons d’un communautarisme qui naît à peine et nous reconstituons la citoyenneté par une démarche réaliste. » Le banquier Michel Pébereau est allé s’assurer à l’Élysée que Jacques Chirac n’émettrait publiquement aucune réserve, mais parmi les gaullistes le débat fait rage.

Richard Descoings a sollicité un rendez-vous avec Nicolas Sarkozy qui vient de publier un livre de réflexion, Libre, censé lui tenir lieu de futur programme politique. L’ancien ministre d’Édouard Balladur le reçoit dans sa mairie de Neuilly avec beaucoup d’égards, mais un peu de méfiance. Sarkozy n’a pas gardé que des bons souvenirs de ses études à Sciences Po, dont il est ressorti sans avoir décroché le diplôme. À l’époque où Richard bachotait le concours de l’ENA, l’élève Sarkozy arpentait le hall de la rue Saint-Guillaume comme s’il s’agissait de la tribune d’un meeting. Il se souvient encore fort bien qu’au sein de la petite élite des « Sciences Poseurs », comme on disait dans les facs, les garçons entrés comme lui par le concours ouvert aux titulaires d’une licence, étaient regardés avec mépris. Il était pourtant le seul élève à pouvoir se targuer d’avoir été élu, à 22 ans, conseiller municipal de Neuilly. Descoings, à ses yeux, n’est que le représentant de ces armées arrogantes. Mais Nicolas Sarkozy cherche des idées nouvelles. Six ans auparavant, son mentor a perdu la présidentielle, accusé comme lui d’incarner la « pensée unique », cette doxa libérale et européenne qui est le creuset de Sciences Po. Cela l’intéresse, cependant, de faire « turbuler » le système. « Je ne suis pas certain de comprendre exactement comment vous allez faire, mais cela me plaît. » On pourra compter sur son soutien.

L’ancien conseiller d’État Olivier Schrameck a conseillé d’insérer un petit article « sur mesure » dans le projet de loi portant « sur diverses dispositions d’ordre social » qui doit être soumis à l’Assemblée nationale et au Sénat en mai. Il faut pourtant deux lectures parlementaires et encore un débat au Conseil constitutionnel, qui s’est autosaisi tant la réforme lui paraît importante, pour que la loi soit promulguée le 17 juillet 2001.

 

Le 11 septembre, la sélection des trente-cinq premiers candidats commence. René Rémond préside lui-même le jury parmi lequel figurent aussi des grands patrons, Jean-Paul Fitoussi, et même le chroniqueur du Monde Pierre Georges, qui pourront ainsi témoigner de l’expérience. Le temps est orageux et les candidats qui patientent dans le couloir sont terrifiés.

Dans le hall, Carole Diamant, la professeur de philo du lycée Auguste-Blanqui, a accompagné son poulain, Akim. La mère du jeune homme fait aussi les cent pas. Elle a pris soin d’enlever le foulard qu’elle porte traditionnellement, mais c’est justement sur ce signe religieux que son fils, là-haut, est interrogé. « Est-ce républicain ? Est-ce acceptable dans un espace public ? » Akim ne se laisse pas démonter. « Au fond, cela dépend des pays, de leur rapport avec la religion, la laïcité et de leur contexte politique. En Turquie, le foulard est interdit à l’université, au Royaume-Uni libéralement toléré, en France il est strictement prohibé à l’école... » Bien joué.

Une jeune élève de Moselle a composé un poème à la fin de sa revue de presse sur l’Irlande. Un garçon de dix-huit ans raconte son expérience d’arbitre de football. Ses notes sont un peu faibles – 12 de moyenne en terminale – mais il travaillait à temps partiel dans une viennoiserie, seize heures par semaine. Cela ne vaut-il pas d’être reconnu ?

En milieu d’après-midi, le téléphone de Pierre Georges ne cesse de sonner. Deux avions viennent de percuter les deux tours jumelles du World Trade Center de New York. Après consultation des membres du jury, le grand oral de la première promotion des élèves issus de ZEP est maintenu. Richard Descoings vient d’entrer dans le petit cercle recherché par les médias de ceux qui font bouger la société.

 

Une femme est entrée dans cet univers de garçons. Grande, blonde, la voix grave et une énergie folle, on ne saurait la manquer au milieu des jeunes chargés de mission qui virevoltent et triment autour de Richard. Même son parcours la distingue. Nadia Marik est une ancienne de la pub, mais elle a fait l’ENA, par la voie réservée aux salariés du secteur privé. Elle a pris soin de raconter à tous qu’au grand oral du concours d’entrée, Richard Descoings figurait dans son jury et que lorsqu’il lui avait demandé « Qu’est-ce que la loi ? », elle avait répondu : « La loi, c’est moi ! »

Lorsqu’elle arrive, le matin, en jupe de cuir et talons hauts, elle fait toujours sensation. C’est une beauté particulière, avec une allure de grande cavale, un regard gris et des lèvres sensuelles qu’éclipse au premier coup d’œil un nez d’aigle qui donne au visage tout son caractère. C’est aussi une personnalité flamboyante, solide, avec des coups d’éclat. Elle peut rire avec démonstration ou sombrer dans des colères noires, mettant ensuite ses excès sur le compte d’origines tchèques comme si l’Europe centrale ignorait les sangs tièdes.

Le récit de ses débuts à RSCG a fait surgir, parmi les Sciences Po, les grands noms de la publicité et de la politique. Jeune rédactrice, Nadia a partagé quelques mois, rue Bonaparte, un petit bureau avec Jacques Pilhan, le conseiller en communication de François Mitterrand. Lorsqu’elle raconte ses conversations avec le « sorcier de l’Élysée », c’est le grand magma de l’opinion publique qui paraît bouillonner. Elle semble connaître le pouvoir par ses coulisses.

Pour asseoir plus encore son originalité, la jeune femme n’a pas caché ses convictions de droite. Son père, qui a gardé une pointe d’accent tchèque, a fui devant les chars soviétiques et a élevé ses enfants dans un anticommunisme virulent. Nadia a beau avoir débuté avec le gourou de Mitterrand, elle milite dans les cercles du RPR où elle se targue de préparer déjà la réélection de Jacques Chirac aux côtés d’Alain Juppé. Nadia ne fait rien comme tout le monde. C’est une femme passionnée jusque dans sa vie privée. A quarante ans, elle a déjà été mariée à Georges Ghosn, le frère du PDG de Renault Carlos Ghosn, avec lequel elle a eu un fils, Antoine. À divorcé avant de se remarier avec Thierry Granier-Deferre, un publicitaire comme elle, dont elle a eu deux autres enfants, Gala et Étienne, et dont elle a pris le nom, associé aux légendes du cinéma. Enfin, elle a tout plaqué, la pub, les campagnes pour Kookaï et Monoprix, et l’agence de communication TBWA dont elle était devenue directrice générale, pour l’ENA (promotion Marc Bloch) et les tribunaux administratifs. Richard Descoings pouvait difficilement la manquer.

 

C’est l’ami Emmanuel Goldstein qui a organisé ce dîner où le directeur a retrouvé sa blonde et insolente candidate d’autrefois. Au tribunal administratif, Goldstein avait remarqué Nadia, avec ses jupes, ses vestes de cuir et cette énergie exceptionnelle qui aimante même les plus réticents. Il a glissé devant son ami qu’elle pourrait diriger la section service public dont le patron, le jeune Frédéric Mion, vient de partir à l’orée de l’année 2000.

Recruter une femme issue du secteur privé, entrée à l’ENA par la troisième voie pour la mettre à la tête du bastion le plus traditionnel de la rue Saint-Guillaume, est une transgression qui enchante le directeur. Sciences Po a longtemps été l’antichambre de l’ENA. Il veut désormais supplanter l’école du pouvoir et réduire au silence sa nouvelle directrice, Marie-Françoise Bechtel, une conseillère d’État venue des rangs chevènementistes qui conteste ses réformes. « L’ENA ? C’est le monde d’hier, cingle-t-il. Rien de nouveau depuis 1945 ! » Nadia sera son bras armé. Elle est embauchée.

De fait, « Madame Marik » – qui s’appelle encore Granier-Deferre – s’est vite inscrite dans la ligne de Richard Descoings. Lors de la bataille pour faire venir des étudiants issus de lycées en ZEP, elle a monté en quelques jours un dossier juridique solide pour contrer les recours de l’UNI devant les tribunaux administratifs.

Chaque fois qu’elle le peut, cette droitière introduit le directeur auprès des élus du RPR dont elle connaît les préventions et les ressorts. Protégée de Philippe Massoni, conseiller chiraquien, corse et franc-maçon, elle plaide devant lui pour les réformes de Sciences Po. Elle a aussi présenté Richard à Jérôme Monod, l’ancien PDG de la Lyonnaise des Eaux qui vient de rejoindre l’Élysée. Au RPR, on l’a nommée secrétaire nationale chargée de l’enseignement supérieur. C’est là qu’elle prépare, aux côtés de Valérie Pécresse et Jean-François Copé, la campagne pour la réélection de Jacques Chirac. À quelques mois de l’élection présidentielle, cette introduction dans les réseaux de la droite n’est pas inutile.

Insensiblement, Nadia a gagné une place particulière dans cet univers majoritairement masculin. Richard, qui a le tutoiement facile, la vouvoie avec déférence. Ses collaborateurs connaissent ces sautes d’humeur et cette ironie mordante qui transforment le jeune prince en monarque absolu et dangereux. Mais avec cette femme si pétillante, il est toujours attentif et charmant. S’enquiert de ses enfants et de ses difficultés maintenant qu’elle a fait le choix de divorcer de son deuxième mari. Le soir, lorsque leurs réunions se terminent tard, il n’est pas rare qu’il la raccompagne jusque chez elle.

 

La vie avec Guillaume Pepy a pris une autre tournure. Les jeunes chargés de mission, les secrétaires entendent parfois à travers la cloison des bureaux leurs violentes disputes. Jouant avec les cœurs, Richie est sans cesse happé par d’autres conquêtes, par des orgies d’alcool. À la SNCF, Guillaume s’assomme de travail, enchaîne des longueurs de piscine le matin avant de plonger dans les réunions de travail et les négociations avec les cheminots. Personne ne se doute de l’enfer qu’il vit. « Quand je m’endors, j’entends les trains », dit-il en souriant à ses collaborateurs.

Même les compagnons des premières années ont fini par s’éloigner. Christophe Chantepy a pris peu à peu ses distances. « Che-Che » en avait assez des dîners annulés et du vague mépris qu’il sentait parfois chez son ami. Olivier Challan Belval s’est fâché tout de go. Il avait pensé donner un coup de pouce déterminant à Richard en plaidant sa nomination à Sciences Po auprès de Philippe Séguin. Il a mal supporté que ce dernier ne lui ait jamais dit merci et, devant son arrogante indifférence, a claqué la porte sur leur amitié passée.

Richard a une manière de marcher au bord de l’abîme, comme s’il voulait toujours en frôler les limites, qui épuise son entourage. C’est un homme qui aime entraîner les autres dans les incendies qu’il provoque. Il fume trop, boit plus que de raison et replonge parfois dans ses anciens démons, cocaïne et ecstasy, qui lui donnent l’illusion de pouvoir vaincre le sommeil et l’adversité.

Une journaliste l’a croisé rue du Faubourg-Saint-Antoine au petit matin, pieds nus, la chemise déchirée, clamant : « Je sors de boîte de nuit ! » Son amie Christine Lagarde, après un week-end à Port-Cros chez des amis communs, où elle l’a vu ivre à tomber par terre, a confié à un proche : « Il faut que nous lui disions d’arrêter, sinon il ne durera pas très longtemps. »

Même le directeur adjoint Guillaume Piketty s’inquiète lorsqu’il le trouve fébrile, le matin, le front moite et les mains tremblantes au-dessus de sa dixième tasse de café. Piketty convoque parfois un délégué syndical trop revendicatif pour le prier de ménager celui qu’il appelle « le Grand ». « Fais attention, il est fragile, tu sais. Et c’est la seule chance que nous ayons de faire changer cette maison... »

Mais « le Grand » se moque de ces précautions. C’est un séducteur qui jouit de faire souffrir ceux qui l’aiment. Il provoque, cherche à subvertir, à « déniaiser » les garçons qui l’entourent. Les jeunes chargés de mission du directeur ont hérité d’un surnom glaçant : « les gitons ».

S’il n’était pas si inventif, s’il n’avait une intelligence si vive, un charme si évident, personne ne le suivrait. « Pour être innovant, il faut être déviant ! » clame-t-il. Mais sa lumière brûle et consume les cœurs autour de lui. Le professeur Jean Leca, spécialiste de philosophie politique, a décrété tout haut : « C’est un satrape, il terminera mal ! » Mais Nadia comme les autres a été happée par son charme vénéneux.

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > « Richie ». C’est ainsi que ses étudiants le surnommaient, scandant ce prénom, brandissant sa photo, comme s’il s’agissait d’une rock star ou d’un gourou. Le soir de sa mort énigmatique dans un hôtel de New York, une foule de jeunes gens se retrouva, une bougie à la main, devant le temple de la nomenklatura française, Sciences Po. Quelques jours plus tard, le visage mélancolique de Richard Descoings couvrait la façade de l’église Saint-Sulpice. Sur le parvis, politiques, grands patrons et professeurs défilèrent silencieusement, comme si l’on enterrait un roi secret. Au premier rang, l’épouse et le compagnon pleurèrent ensemble sa disparition.

Après des années d’enquête, Raphaëlle Bacqué nous livre ce destin balzacien : l’ascension vertigineuse au cœur de la vie politique française d’un fils de bonne famille, amateur de transgression. Un de ces hommes qui traversent leur temps et le transforment. Il a fait de Sciences Po le vivier de tous les pouvoirs. Distribuant à l’élite des cours rémunérés, faisant de son conseil d’administration une pièce maîtresse de l’échiquier politique, le Tout-Paris l’adorait. Mais il a aussi ouvert les amphithéâtres aux élèves des banlieues. Envoyé ses étudiants dans les universités les plus prestigieuses du monde. Changé la vie de milliers de jeunes gens. Tout juste s’interrogeait-on sur ce directeur homosexuel, pourtant marié à une femme dont il avait fait sa principale adjointe.

Monarque éclairé mais omnipotent, encensé par les médias puis brûlé avec le même entrain, personne ne l’a percé à jour. Raphaëlle Bacqué nous entraîne aujourd’hui sur ses pas ; dans les boîtes du Marais, les cabinets ministériels de la gauche et les salons sarkozystes ; dans les soirées étudiantes déjantées, les bureaux du Conseil d’État, les couloirs de la Cour des comptes et les plus grandes universités du monde ; dans ses nuits solitaires réchauffées par des substances interdites... Personne n’a résisté à la folie de Richard Descoings. Surtout pas lui.

 

Raphaëlle Bacqué est grand reporter au Monde. Elle est l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels La Femme fatale (avec Ariane Chemin), sous la couverture jaune : Le Dernier mort de Mitterrand (Prix Aujourd’hui).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Raphaëlle Bacqué, Richie, Grasset, avril 2015, 288 pages, 18 €

 

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