Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Gérard Lefort. Extrait de : Les Amygdales


Glissement sémantique révélateur des bons sentiments parcourant notre société, on ne dit plus "mère" et "père", mais "maman" et "papa"....

Le subtil et narquois narrateur de Gérard Lefort (bien connu des lecteurs de Libérîation) dit quant à lui "LE papa" et " La maman"...

Le premier roman d’un véritable écrivain.

 

EXTRAIT >

 

L’hiver, le froid est acide par ici et je suis souvent malade. Rhume, grippe, angine à répétition. Cela désole la maman qui ne voit pas comment elle pourrait faire une mondanité à ce propos d’autant que mes maladies sont contagieuses. Je ne suis pas visitable. Surtout pas par les frères, la petite sœur au prénom à la noix et encore moins par les copains. La maman, quant à elle, ne s’approche du pestiféré que le nez enfoui dans un mouchoir parfumé à l’essence d'eucalyptus.

Le papa n’y croit jamais, il grogne que c’est du bluff, que je fais du cinéma. Il dit même, et c’est arrivé une fois, qu’il va me sortir de force de mon lit de tire-au-flanc et m’envoyer à l’école à coups de pied dans les fesses. La colère du papa. C’est toujours un moment délicat à passer. Je me recroqueville dans un silence absolu de tout mon corps, même mes cheveux se taisent. Il faut attendre que le papa renonce à ses menaces, assez vite en fait, parte travailler, suivi par les deux frères et la petite sœur au prénom à la noix, en route pour l’école, et la maman très occupée avec les domestiques, ses ordres à don­ner, son rendez-vous chez la manucure. Elle dit : « Comme si j’avais besoin de ça en ce moment, en plus du reste ! » Alors seulement je peux me déplier et m’installer comme il faut.

J’aime être malade pour les raisons habituelles : manquer l’école, se faire chouchouter par la bonne, se faire servir à manger au lit sur un plateau, déménager dans la chambre des deux frères, plus spacieuse et plus confortable que la mienne, avec deux coussins pour caler mon dos, et apercevoir par la fenêtre tout le jardin ; plus loin, la rivière, les champs, la forêt, le remue-ménage du paysage. Mais aussi parce que je me sens bien en cet exil, isolé, à l’index, seul. On dit « en quarantaine ». Une autre façon de jouer ma vie. Alors les météores qui d’ordinaire tourbillonnent autour de mon crâne en une sarabande incompréhensible commencent à s’organiser différemment, à prendre sens. Je n’arrête pas de compter les petites boules de bois qui rehaussent la corniche de l’armoire et je n’arrive jamais au même résultat. Les bergers et les bergères du papier peint sont des dessins animés qui me poursuivent dans mes rêves. Parfois ils font un chahut épouvantable. Avec les fièvres, tout porte un nouveau nom.

Les cinq sens ankylosés, je mijote à ma façon les bruits étouffés de la maison. Le ronronnement lointain de la chaudière à charbon au fin fond de la cave. Elle va exploser. Les chiens dans le chenil et leurs bagarres. Ils vont nous dévorer. La voiture du papa qui ne démarre pas, même au starter. Il va se tuer dans un accident, direct dans un précipice. Les deux frères qui rentrent déjà de l’école – quand on est malade, le temps s’accélère –, jettent leurs vélos contre la clôture du jardin, balancent leurs cartables dans l’entrée, goûtent dans la cuisine, engouffrent plein de tartines comme s’ils n’avaient rien mangé depuis longtemps, je sais à distance l’odeur de la confiture aux abricots. Leurs rires dans la salle de bains quand ils prennent leur douche, et qu’ils ne rient plus du tout maintenant que le chauffe-eau tombe en panne et que le gaz les asphyxie, je me fais des idées noires, j’en parle au docteur Charles, notre docteur qui soigne tout, mais il dit que ce sont des enfantillages tandis qu’il m’étouffe avec une spatule en bois à faire vomir, sous prétexte d’examiner le fond de ma gorge malade. « C’est très enflammé. » Moi, je dirais plutôt qu’un collier d’oursins me serre le kiki. Et que ça fait très mal quand j’avale.

Le docteur Charles a convaincu la maman que c’était de nouveau à cause des amygdales. Les amygdales dont l’orthographe est déjà un supplice. À cause de ce g central et contrariant, passager clandestin dont on ne sait pas s’il faut l’ignorer ou le prononcer.

Au printemps, ce fut décidé entre le docteur Charles et la maman, suite à plusieurs palabres au téléphone qui ne laissaient rien présager de bon. La maman m’a pris à part après le goûter. Beaucoup trop de tartines déjà tartinées par ses soins (beurre et cassonade) et la proposition insistante de me resservir un grand bol de choco, c’est louche, je n’aime pas non plus son faux sourire gentil ni la façon dans elle passe la main à rebrousse-poil dans mes cheveux alors qu’elle sait bien que c’est tout un tintouin pour moi de me coiffer comme il faut, c’est-à-dire avec la raie impeccable sur le côté gauche. Et puis ça y est, elle l’avoue, elle le dit en regardant par la fenêtre : « On va t’opérer des amygdales, j’en ai parlé avec le docteur Charles, c’est décidé. » Dans une clinique privée, à la ville. « Le docteur Charles connaît très bien le chirurgien, il m’a dit de te dire que ça ne fait pas mal du tout, c’est indolore. » Il est question, et cela m’enchante, d’anesthésie. Mais j’ai quand même le réflexe de serrer ma main sur ma gorge. La maman me promet, elle le dit, « je te le jure », toujours sans me regarder, qu'après cette petite intervention bénigne (bénigne ? voilà qui est nouveau), je n’aurai plus jamais d’angines. C’est pour quand ? « Vendredi prochain, comme ça tu auras tout le week-end pour te rétablir et puis de toute façon tu n’iras pas à l’école pendant au moins une semaine. »

Le vendredi suivant, pendant le voyage en voiture, le papa se met à son tour aux fausses gentillesses en me boxant doucement l’épaule chaque fois qu’il ment, je me demande où ils veulent tous en venir, c’est excitant cette surenchère de bobards. Je porte mon blazer anglais à rayures rouges et grises, mon pantalon de flanelle, une chemise blanche et une cravate marron. Mes souliers sont bien cirés. On m’a habillé comme pour aller voir les grands-parents.

Au début, à la clinique, perché sur un fauteuil à hauteur réglable comme chez le coiffeur, je n’ai pas peur, tout est intéressant. L’armoire en verre transparent avec des flacons remplis de liqueurs roses et jaunes. Les murs carrelés de blanc jusqu’au plafond. L’éclairage au néon. Une odeur de naphte. Le fait qu’on m’ait déshabillé entièrement et passé sur mon corps nu une tunique blanche qui se ferme par des lacets en tissu dans le dos me plaît. Le nom de la clinique, Sainte-Catherine, y est brodé en rouge sur un cœur noir surmonté d’une croix blanche.

Ce qui m’étonne, ce sont les proportions de la salle où je trône, beaucoup trop grande, chaque bruit met un temps à atteindre le plafond et à en redescendre. Une bonne sœur en cornette tourne autour de moi, approche une table roulante où scintillent : des instruments chromés (pinces, ciseaux, d’accord, mais là, cette longue lame effilée, c’est pour quoi ?), s’affaire, et maintenant me caresse le cou de sa main de crocodile. Elle m’annonce s’appeler sœur Jeanne, m’enlève mes lunettes, et dit : « Tu n’en auras plus besoin. » Plus besoin ? C’est un peu trouble que je vois sœur Jeanne attacher au fauteuil mes bras et mes jambes avec des sangles de cuir usé. Chaise électrique ?

Le docteur est arrivé par-derrière, tout emmailloté de blanc, des pieds à la tête, façon papillote géante comme pour visiter une centrale atomique. Il est énorme, surtout des mains qu’il tient dressées devant lui, les paumes tournées vers sa poitrine, comme s’il me présentait une offrande invisible. Un masque de tissu lui cache la moitié du visage. Derrière des lunettes panoramiques qu’on dirait d’un champion de ski, ses yeux sont gras. Il ne me parle pas, il dit : « Allez-y, ma sœur, versez », sa voix est lasse et étouffée, et la religieuse verse dans ma bouche quelques gouttes d’une liqueur verte. Je ne sens plus ma langue, je crois m’endormir mais bientôt j’entends tout, surtout le bruit d’un vélomoteur au fond de ma gorge, à moins que ce ne soit un chien féroce qui aboie avec ma voix ou les hurlements des supporters pendant un match de foot lorsque leur équipe a marqué un but. Mais bon sang où êtes-vous tous maintenant ? C’est long. Je ne dors pas. Je ne suis pas réveillé.

À la fin, le docteur gros-boudins m’ordonne de cracher dans un plat émaillé en forme de haricot. Je ne vois pas qu’il y ait d’autre solution que lui obéir. Du sang, énormément. Et deux petites boules rouges qui roulent au fond du bassin.

 

© Éditions de l’Olivier 2015

© Photo : Patrice Normand

 

 

Quatrième de couverture > « Aux aguets perpétuels, je suis tout ce que je vois. »

Rien n’échappe à ce jeune garçon, qui grandit dans une maison pleine de domestiques, entre une mère fantasque, un père insomniaque et une fratrie encombrante. Doué d’une imagination débordante, il passe tout au crible de ses visions : scènes de la vie familiale, rencontres amicales, rêves cinématographiques, épisodes d’une scolarité houleuse, aventures et tentations anarchistes.

Les Amygdales est une plongée dans l’intime et le sauvage, dans l’histoire et les désordres de l’humain. Car écrire, c’est se confronter au chaos du monde. Gérard Lefort y met bon ordre dans ce roman d’apprentissage foisonnant.

 

Après des études de philosophie, Gérard Lefort a été pendant plus de trente ans une des « plumes » du quotidien Libération  qu’il rejoint au début des années 80 et où il exerce plusieurs fonctions, entre autres celle de chef du service Cinéma puis celle de rédacteur en chef, chargé de la Culture.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Gérard Lefort, Les Amygdales, Éditions de l’Olivier, août 2015, 288 pages, 18,40 €

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