Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Sorj Chalandon. Extrait de : Profession du père


Comment une atroce enfance abîme le portrait de ceux qu'aucun restaurateur de tableaux ne pourra réparer. Joyeux Noël dans le placard, Émile !

"Un royaume de trois pièces aux volets clos, poussiéreux, aigre et fermé. Un enfer."

Au nom de cet enfer, le long sanglot des mots pour le dire sans pathos ni apitoiement sur soi, par un narrateur mort à lui-même ; l'art le sauvera .

Le meilleur des dix romans de Sorj Chalandon, Grand Prix du roman 2011 de l'Académie française.

 

EXTRAIT >

 

À la maison, nous n’avions pas le droit de parler du métier de papa.

— Ça ne regarde personne, disait-il.

Le père de Pécousse était aiguilleur du ciel. Monsieur Legris était carrossier. Il y avait des pères ouvriers, employés, serveurs de restaurant comme celui du rouquin. Roman allait voir le sien à la scierie du lac. Celui de Chavanay était postier. Mais le mien, je ne savais pas. Je ne l’avais jamais vu avec un car- table ou une blouse. Il n’était ni dans une vitrine ni derrière un bureau.

Quand je partais le matin, il dormait. Le soir, il était parfois en pyjama.

— Il est fatigué, disait ma mère.

Pour ne pas le réveiller, nous nous déplacions sur la pointe des pieds. Elle et moi avancions dans l’appartement comme des danseuses. Nous ne marchions pas, nous murmurions. Chacun de nos pas était une excuse.

Au CM2, il a fallu briser le secret. L’institutrice nous avait donné une feuille à remplir, avec notre nom, prénom, âge. Et profession du père.

— Tu as qu’à répondre « parachutiste », m’avait- il dit.

J’avais écrit « Parachute ».

La maîtresse avait lu ma réponse à voix haute. Les copains avaient ri.

Ce n’était pas drôle, parachutiste.

Un soir, mon père avait appelé le journal pour dire qu’il y avait une faute dans un article historique sur Diên Biên Phu. Il était en colère. Non, la colline Huguette n’était pas tombée en dernier. C’est Éliane qui avait résisté jusqu’au bout. Et ce n’était pas un merdeux de journaliste qui allait prétendre le contraire.

— J’y étais, jeune homme, a répondu mon père avant de raccrocher.

 

Au CM1 et au CM2, j’avais un père parachutiste. Il oubliait souvent son béret rouge contre la lunette arrière de la voiture, mais je ne l’avais jamais vu en uniforme. Lorsque je suis entré en sixième, tout s’est compliqué.

— Choulans, vous n’avez pas rempli la case « profession du père » ?

Le professeur principal tenait ma feuille en main. Il avait dit ça mollement, sans se douter du coup qu’il portait. Il était ailleurs, le professeur. Bien loin de mon père et de son secret. Il ne se doutait de rien. Profession du père ? Pour lui, c’était une case vide, un oubli, une étourderie.

En août, le Dahomey était devenu indépendant, puis la Haute-Volta, la Côte-d’Ivoire, le Congo et le Gabon. Mon père y était opposé. Chaque fois que la radio parlait d’Afrique, il tournait le bouton.

— Je rendrai tout ça à la France, disait-il en sau- çant son assiette.

En septembre, cette année-là, lorsque je suis ren- tré avec la feuille de renseignements, il était tendu. Profession du père ? Ma mère n’avait pas osé remplir le formulaire. Mon père avait grondé.

— Écris la vérité : « Agent secret. » Ce sera dit. Et je les emmerde.

Agent secret.

J’ai regardé mon père. Depuis toujours, je me demandais ce qui n’allait pas dans notre vie. Nous ne recevions personne à la maison, jamais. Mon père l’interdisait. Lorsque quelqu’un sonnait à la porte, il levait la main pour nous faire taire. Il attendait que l’autre renonce, écoutait ses pas dans l’escalier. Puis il allait à la fenêtre, dissimulé derrière le rideau, et le regardait victorieusement s’éloigner dans la rue. Aucun de mes amis n’a jamais été autorisé à passer notre porte. Aucune des collègues de maman. Il n’y a toujours eu que nous trois dans notre appartement. Même mes grands-parents n’y sont jamais venus.

 

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > « Mon père a été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Église pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.

Je n’avais pas le choix.

C’était un ordre.

J’étais fier.

Mais j’avais peur aussi…

À 13 ans, c’est drôlement lourd un pistolet. » S. Ch.

 

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de six romans, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Sorj Chalandon, Profession du père, Grasset, août 2015, 320 pages, 19 €

 

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