Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Claro. Extrait de : Crash-test


EXTRAIT >

 

[crash-test # 0]

 

Au commencement était l’accident. Il le sait, l’a toujours su, et ce depuis sa naissance dans les entrailles d’une clinique d’abattage où à toute heure du jour et de la nuit, sous des traînées de néons, les ventres béaient et se contractaient au rythme du sang pulsé, les matrices saturant l’air d’ondes et de cris qu’aussitôt recrachés les avortons aspiraient goulûment, leurs yeux d’agoutis brûlés par l’incandescence des lampes, avant d’être secoués, rincés, palpés, intubés pour certains, cajolés pour d’autres, carambolés de salle en salle dans l’urgence de leur salvation ou bien chrysalidés dans du linge empestant le dakin, la scène se répétant inexorablement tandis qu’au-dehors, là où vivre était devenu coutume et châtiment, hurlaient les sirènes, celles des ambulances piaffant au seuil des urgences, et celles de la ville célébrant une fois par mois la possibilité du chaos.

 

[crash-test # 1]

 

Il travaille depuis août 72 pour un fabricant d’automobiles. Il teste la résistance des habitacles, au gré des heurts, à l’aide de cadavres. Il dirige le département crash-test et touche un smic et demi.

Les crash-tests, c’est l’enfer à la merci du millimètre.

Le temps ? l’espace ? les échappées belles ? l’ivresse de la vitesse ?

Oublie. Tes chances de survie sont désormais très très faibles, car tu es né à même l’accident, et dans l’accident tu disparaîtras, tel un spartiate à l’heure thermopyles.

Son travail : recréer artificiellement les conditions du désastre. Emboutir, broyer, déformer, puis détacher, détailler, analyser et, autant que possible : remédier. Mesurer tout ce qui rompt, gicle, s’embosse, cède. Recommencer, des dizaines, des centaines de fois, en modifiant systématiquement les paramètres du choc. De la chorégraphie, ou presque. Éprouver les variables. Contrarier les élans. Bref.

Le crash-test, c’est :

• l’étude du comportement de l’habitacle et de ses spectres.

Autrement dit :


• l’étude du monde et de ses particules.

Une physique de l’enfermement, quand le corps tressaute et absorbe la vitesse au cours d’un big bang de métal, d’isorel et de chair.


Il convient d’ausculter la destruction et ses lois, pour mieux les saisir, les dompter. L’accident est un défi, la mort un malus. Les plaies diront qui a eu tort.

Ce qu’on peut en dire :::

chant des enjoliveurs qui

tournent et grincent,


odeurs de diesel et de merde,

fusion des membres et des tôles

le crash-test est une saleté de danse —

 

[crash-test # 2]

 

Imaginez : vous roulez depuis des heures, le cul compoté par l’accordéon des ressorts sous le siège conducteur, les bras pliés comme des pattes de flamant, sur votre gauche le soleil s’amollit entre fermes et bosquets,

le ʌ de la route comme aspiré par l’entonnoir des platanes ; à côté de vous

(là,

sur


le


siège

passager),

 

la station sud radio vous accompagne tant bien que mal grâce à l’optalix aux piles à l’agonie, l’appareil expulsant des bouts de pop, tim tim boum schaf schaf zong, quand soudain

devant vous

se rapprochant

(bien que s’éloignant techniquement) l’arrière d’un semi-remorque – d’un mastodonte, oui! une arche dans laquelle piétine une armée de porcs – un brontosaure qui gronde pète halète sur sa douzaine de roues – ooo ooo ooo ooo – en se dandinant comme une élégante d’autrefois, quand des cerceaux d’osier changeaient le cul en nef, quand marcher c’était flotter – conquérir.

 

Il n’y a que vous ici, à cheval sur la couture du temps, vos yeux tantôt phalènes égarées dans le paysage, tantôt couteaux tranchant le lard de la route ; le bruit du moteur a remplacé les battements de votre cœur, les vibrations de l’habitacle enrobent vos pensées, votre cigarette oscille telle une langue de gecko par 39 °c dans le désert de mojave (sauf qu’ici, c’est la Beauce), des flocons de cendres pleuvent sur vos cuisses à nu (vous avez mis un short). Le camion qui vous retarde paraît reculer, comme s’il glissait à rebours dans votre direction, et vous assistez sans broncher à la retransmission et l’agrandissement de sa masse sur l’écran de votre pare-brise, vous freinez un peu, d’un talon d’animal, rétrogradez, l’impatience et l’agacement créent une drôle d’effervescence dans votre cortex, et voilà l’aiguille du compteur qui flageole, titille le 0 du 30, puis le 5 du 25, c’en est trop, vous malaxez le volant, serrez les dents, sur le point de prendre ::: une décision,

c’est parti,

contrôle rétro,

coup d’œil par-dessus l’épaule que

le soleil a cramée,

nada !

juste le ruban de la route, son défilé de soie que la chaleur fait gondoler, on dirait l’avenir, soudain votre esprit vire géomètre, improvise, vous déboîtez, changez de voie, de perspective aussi, mais ô surprise ::: un virage, la route semble s’esquiver, vous masquant un autre véhicule (celui qui arrive en face, encore loin, déjà double & bourreau), seul compte alors le déchirement de la vitesse, l’orgasme des transmissions dans l’huile qui vocifère, votre volant vibre, vos pneus fument, votre conscience passe en apnée, ça y est : vous êtes :: en dépassement,

vous êtes ::: le dépassement, l’expérience des parallèles, le camion mugit toujours sur votre droite, ruminant s’ébrouant dans le claquement des courroies à même sa bâche qui ondule et clapote, et dans votre habitacle la pop song du poste a renoncé à ses pétales d’amour, à ses plages sous le vent, ses confitures de soleil, oui, la musique de l’été s’est tassée au fond de vos oreilles, enfin mélasse, déjà menace, entre vos épaules frétille désormais l’asticot de la crispation, et un picotement se manifeste dans votre nuque, celui du pressentiment : car dans moins d’une seconde le conducteur alpha, celui qui va d’où vous venez, l’ennemi, fera la connaissance du conducteur oméga sur l’axe des vacances (pas de chance, l’oméga c’est vous, ou l’alpha, peu importe), et vous allez échanger vos coordonnées d’espace et de temps, oh pas pour pique-niquer sur le bord de route, pas pour causer loisirs ou députés, pas pour évoquer le buste de Bardot ou la fin du France, non, le hasard vous a pris en grippe et vous allez, enfin (et définitivement), faire l’expérience du

c h o c

découvrir sa violence son inventivité ses volutes et ce jusque dans votre moelle —

soc contre soc, deux bêtes à cran.

 

© Acte Sud 2015

© Photo : Jérôme Dayre

 

 

Quatrième de couverture > Au commencement était l'accident.

Il faut donc procéder à des crash-tests, mettre un mort à la place du mort, étudier la destruction et ses lois. Un homme s'y emploie, jour après jour, jusqu'à la fêlure.

Au commencement était l'accident - puis aussitôt : le sexe. C'est ce qu'elle pense, à chaque fois qu'elle s'avance sur scène, c'est cette pensée qui marche avec elle quand débute son numéro de strip-tease et qu'elle affronte la tribu des pornographes.

La jouissance ? Laquelle ? Il n'en connaît qu'une, pour l'instant : celle qu'il invente dans sa chambre d'ado, à grand renfort de bandes dessinées pour adultes, tandis que dans le salon de famille l'alcool dicte sa loi.

Pris dans les feux croisés d'une violence sociale, ces trois isolés forment un trio aux liens instables mais fiévreux. A travers eux, un combat est livré, et peut-être aussi délivré : comment chanter la résistance des corps, leur incandescence ?

Le nouveau roman de Claro explore et bouscule des mondes apparemment distincts - l'industrie automobile, le strip-tease, le porno naissant des années 1970, marqué par le film Gorge profonde, les bandes dessinées pour adultes, la cellule familiale, la domination masculine...

Rythmique et intense, inventif et pugnace, obéissant à une partition implacable, Crash-test donne voix et vertige aux chairs contrariées et à leur nécessaire insurrection - et tout le reste est poésie.

 

Né en 1962, Claro est l'auteur d'une quinzaine de fictions. Également traducteur de l'américain (une centaine d'ouvrages traduits : Vollmann, Gass, Gaddis, Rushdie...), il codirige la collection "Lot 49" au Cherche-Midi et est membre du collectif Inculte. Il tient un blog littéraire : "Le Clavier cannibale".

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Claro, Crash-test, Actes Sud, août 2015, 228 pages, 19,50 €

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