Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Sylvie Germain : À la table des hommes

La sélection des meilleurs livres de janvier et février 2016

 

 

Première impression : Bonne image de couverture, photographie d’agence signée Mark Owen. Un désert glacé occupe la page ; un corbeau – ou une corneille – déguste des restes de fruit. Le mouvement de l’oiseau s’appropriant la pomme a quelque chose de touchant. La quatrième est courte et claire, on est tout de suite dans l’ambiance – entre conte fantastique et fable contemporaine – d’un roman dont on nous donne les clefs.

 

Le pitch : Sylvie Germain fait œuvre à part. Elle exprime dans sa littérature une totale absence de solidarité avec le genre humain. Elle préfère le ciel, la forêt et les animaux. Elle fait ici l’inventaire des méfaits de la doxa cartésienne (« je pense donc je suis »). L’homme (un mammifère pourtant comme les autres – et Sylvie Germain le démontre superbement avec cette histoire d’enfant sauvage, guidé par une corneille) se croit au sommet de la pyramide des objets du monde. Il détruit tout ce qui est « au-dessous » (animaux, végétaux, etc.). La terre suffoque, guerres et attentats font le reste. Il y a chez les animaux, méprisés, massacrés, tels que peints par Sylvie Germain, une grandeur biblique. Une sorte de sainteté. En la lisant, j’ai pensé au bestiaire de Chagall, qui aimait les animaux autant que la musique. (À ce propos, importante exposition « Chagall et la musique » organisée par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais » à Nice, du 5 mars au 13 juin prochains, avec le concours de l’Opéra Nice-Côte-d ‘Azur. Infos et réservations au www.musée.chagall.fr). 

 

La quatrième de couverture : Son obscure naissance au cœur d'une forêt en pleine guerre civile a fait de lui un enfant sauvage qui ne connaît rien des conduites humaines. S'il découvre peu à peu leur complexité, à commencer par celle du langage, il garde toujours en lui un lien intime et pénétrant avec la nature et l'espèce animale, dont une corneille qui l'accompagne depuis l'origine. À la table des hommes tient autant du fabuleux que du réalisme le plus contemporain. Comme Magnus, c'est un roman hanté par la violence prédatrice des hommes, et illuminé par la présence bienveillante d'un être qui échappe à toute assignation, et de ce fait à toute soumission.

 

La première phrase : « La paille fraîchement répandue dans l’enclos forme un îlot doré qui lui au soleil du matin, elle exhale une odeur douceâtre, celle du corps étendu sur ce pan de jaune d’or est plus lourde, pénétrante. Corps de la mère, tout de roseur soyeuse et d’une splendide énormité, voluptueux de tiédeur. »

 

Quelques phrases qui donnent le « la » : « Quand le péril s’éloigne, le galop retentit, le corps retrouve son ardeur, le monde son attrait, la vie son innocence, la liberté, sa saveur. » (page 29)

 

Et aussi : « Il sait s’orienter, se protéger des dangers, trouver où et comment se dissimuler au moindre bruit suspect, surtout s’il s’agit de voix ou de pas d’hommes. Il se méfie bien davantage de ceux-ci que des animaux sauvages, car les humains fouinent partout, et certains portent un fusil à l’épaule, prêtes à tirer sur toute bête comestible, et aussi, par mégarde, par excitation ou par jubilation, sur tout ce qui bouge, comme si la vie des autres vivants leur était un défi, un obstacle à abattre, la promesse d’une bouffée d’ivresse sanguine. » (p. 83)

 

Et encore : « Un matin, elle est là, tache noire à reflets bleutés, qui se déplace sur la pelouse par petits sauts ponctués d’arrêts. Elle semble inspecter les lieux, tournant la tête à droite à gauche, parfois la levant haut, parfois la pointant vers le sol. Elle n’est pas seule dans le jardin, ses congénères y sont nombreux, l’endroit est calme, plantes et buissons y poussent en liberté. Elle est unique, Babel la reconnaît d’emblée, il est tellement surpris qu’il reste un instant figé sur place, sans voix. Doudi [la corneille, ndlr] aussi le reconnaît, mais elle ne manifeste aucune émotion particulière, elle lance juste quelques cris rugueux en arpège ascendant, puis vient se poser sur son épaule comme si de rien n’était, qu’ils s’étaient séparés la veille. » (page 155).

 

La dernière phrase : « Il a reçu sa part de fraternité, des destructeurs la lui ont arrachée, mais sous la douleur de ce rapt, il conserve la joie d’avoir un jour reçu cette part d’amour et d’amitié, et cette joie, personne ne pourra la lui retirer. »

 

Conclusion : Découverte par Roger Grenier – l’écrivain de la subtilité, l’ami de Camus –, Sylvie Germain a reçu le prix Femina pour Jours de colère. Elle a été couronnée par le Goncourt des Lycéens pour Magnus. Avec À la table des hommes, elle est à l’apogée de son art. Pour Chagall, l’animal est sacré. Pour Sylvie Germain aussi. Affirmant la richesse de son imaginaire, servi par une belle écriture, elle nous touche là où ça fait mal. L’homme malade de sa peste. La terre fichue ? À lire d’urgence.

 

Annick Geille

© photo : DR

 

Sylvie Germain, À la table des hommes, Albin Michel, janvier 2016, 272 pages, 19,80 €

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