Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Catherine Millot : La vie avec Lacan

La sélection des meilleurs livres de janvier et février 2016 



Première impression : L’ouvrage qui manquait. Publié au bon endroit (« L’Infini », dirigée par Philippe Sollers – il affirma : « Je n’aurais manqué un Séminaire pour rien au monde »), signé par la bonne personne – la seule à pouvoir l’écrire : philosophe de formation, élève puis compagne de Jacques Lacan, Catherine Millot est écrivain et psychanalyste. Elle a publié, entre autres : La Vocation de l’écrivain, La Vie parfaite et O Solitude (Gallimard).

 

Le pitch : Lacan côté jardin. Instantanés, gros plans. Arrêts sur image. Caméra embarquée par l’auteure. Le fonceur est observé avec tact. Tout est dans le détail, en littérature comme dans ce roman-vrai. Lacan pour les intimes, des bribes de vie qui, en toute simplicité, presque avec bonhomie, le font vivre loin des musées et des statues. Beaucoup d’intelligence, une tendresse passée au tamis du temps. La brodeuse travaille son motif sans se mettre en avant. Pudeur, précision. Le lecteur est content ; il apprend. « Encore ! » pourrait-il dire.

 

La première phrase : « Il fut un temps où j’avais l’impression d’avoir saisi l’être de Lacan de l’intérieur. »

 

La quatrième de couverture : « Il fut un temps où j'avais le sentiment d'avoir saisi l'être de Lacan de l'intérieur. D'avoir comme une aperception de son rapport au monde, un accès mystérieux au lieu intime d'où émanait sa relation aux êtres et aux choses, à lui-même aussi. C'était comme si je m'étais glissée en lui. Ce sentiment de le saisir de l'intérieur allait de pair avec l'impression d'être comprise au sens d'être toute entière incluse dans une sienne compréhension, dont l'étendue me dépassait. Son esprit – sa largeur, sa profondeur, son univers mental, englobaient le mien comme une sphère en contiendrait une plus petite. J'ai découvert une idée semblable dans la lettre où Madame Teste parle de son mari. Comme elle, je me sentais transparente pour Lacan, convaincue qu'il avait de moi un savoir absolu. N'avoir rien à dissimuler, nul mystère à préserver, me donnait avec lui une totale liberté, mais pas seulement. Une part essentielle de mon être lui était remise, il en avait la garde, j'en étais déchargée. J'ai vécu à ses côtés pendant des années dans cette légèreté. »

 

Des phrases qui donne le « la » : « D’une certaine manière, il n’était plus que ça : cette concentration à l’état pur. Elle se confondait avec son désir qu’elle rendait tangible. Je la retrouvais dans sa manière de marcher, projeté en avant, la tête la première, comme emporté par son poids, reprenant son équilibre au pas suivant. Mais dans cette instabilité même, on sentait la détermination, il ne s’écartait pas d’un pouce de sa route. » (p. 10)

 

Et aussi : « De retour à Paris, nous ne nous étions pour ainsi dire plus quittés. Mais quand je dis "nous" j’ai le sentiment d’une fausse note. Il y avait lui, Lacan, et moi qui le suivais : ça ne faisait pas un "nous". D’ailleurs, si le nous ne m’a jamais été tout à fait naturel, il y était profondément étranger. » (p. 27)

 

Et encore : « Dans les derniers mois, la monstration des chaînes et des nœuds prenait de plus en plus la place de la parole, qui souvent se réduisait au commentaire des figures que Lacan traçait à la craie au tableau noir. Ses propos sur la psychanalyse servaient comme de préliminaires aux nœuds qui le "tracassaient" sans répit, sur lesquels il se "cassait la tête". C’était un peu comme s’il cherchait une issue à ce qui le taraudait dans la psychanalyse du côté de ce réel qu’en venaient à incarner les nœuds. » (p. 99)

 

La dernière phrase : « Le temps d’écrire, j’ai retrouvé quelques jours anciens et, par éclairs, m’était rendue l’entièreté de son être. »

 

Conclusion : « "La vraie amour" selon Lacan naît d’une sorte d’affinités entre deux "exils". Au cœur du royaume, en voici la preuve. L’écriture littéraire est un symptôme, disait aussi le Maître… Après que le psychanalyste Jaques-Alain Miller (gendre de Lacan) eut entrepris de mettre en scène Lacan au théâtre Dejazet en 2010, ce témoignage sur l’illustre habitant du 4 rue de Lille rend Lacan vivant. La Fondation Gide vient d’ailleurs de décerner le Prix André Gide à Catherine Millot pour cet ouvrage (mercredi 9 mars à 18 h, librairie Gallimard, 15 boulevard Raspail, Paris 7e).

 

Annick Geille

Photo © C. Hélie

 

Catherine Millot, La Vie avec Lacan, Gallimard, coll. « L’Infini », février 2016, 112 pages, 13,50 €

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