Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Aude Lechrist. Extrait de : Une allure impeccable


EXTRAIT >

 

L’orchestre attaque les premières notes du tour de chant, c’est une répétition générale. Le concert débutera avec un air sifflé par Lena Samara, La nuit sera belle, suivi, après une courte présentation de l’artiste, par un Ave Maria interprété par le Brésilien Hélio Motta.

– Alors, prête à repartir à New York ?

– C’est inouï. La première tournée de Fath a été triomphale. Je crois que la robe qu’il a dessinée pour le mariage de Rita Hayworth avec Ali Khan a conforté sa notoriété. Life a consacré trois pages à Geneviève. Elle les a fascinés. Jacques avait vu les choses en grand : pour cinq semaines, il avait dessiné trente-cinq tenues, il a fallu douze malles pour les contenir avec les accessoires... Démentiel... Dix-sept chapeaux, seize paires de chaussures, dix sacs, quatre parapluies, six paires de gants... Il y a une photographie de Nina Leen pour Life qui montre Geneviève alanguie dans un salon à côté de ces petits riens qui font le chic. Les Américaines n’en revenaient pas. Elles qui s’habillent le matin pour ne plus se changer de la journée. Tu te rends compte ? Elles vivent dans des appartements surchauffés et fréquentent des salles de culture physique collectives. Ma chère Freddy, ces femmes-là ne partagent pas la même notion de la féminité que nous. Mais elles ont un sens pratique qui me plaît. Et puis tu verrais ces nuées de secrétaires, dactylos qui déferlent dans Manhattan dès huit heures du matin. C’est un spectacle dont je ne me suis pas lassée, il faudrait raconter leurs vies. À quoi aspirent-elles ? Veulent-elles se marier et retourner dans la jolie banlieue de leurs parents ? Ont-elles envie de diriger le monde ?

Le maître d’hôtel s’approche de nous, je prends les devants :

– Vous nous servirez une bouteille de champagne et tenez-en une autre au frais.

– Bien, madame.

– Champagne ? s’exclame Praline.Je me jette dans ses bras. C’est en respirant son odeur dans le cou que je comprends qu’elle m’a manqué. C’est une chose étrange que ce rythme imposé par notre métier. Je peux passer deux mois jour et nuit avec une amie si nous avons été sollicitées pour la même tournée et ne plus la croiser pendant une année. Je n’ai pas vu Praline depuis si longtemps. Avant son concours Miss Cinémonde. Il y a bien eu cet appel quand elle était sur le point d’embarquer mais ensuite elle a disparu, plus de deux mois, à New York et à Hollywood, ça fait tourner la tête. On entendait parfois parler d’elle dans la presse, photos à l’appui, avec Joan Crawford ou Maria Montez.

– Tu as tant de choses à nous raconter, mon ange.

Praline s’affale dans le fauteuil que nous lui avons réservé pendant que le serveur verse le champagne dans nos coupes.

– Est-ce seulement possible d’en parler sans défraîchir mes souvenirs ? Je me suis prise pour une vedette, une princesse en tournée royale avec ma cape de renard blanc. Il y a eu des fêtes et des dîners tous les jours, au Stork Club et au Club 21 à New York, je sortais au Ciro’s, au Mocambo et chez Larue à Los Angeles, un producteur a voulu que je reste tourner des films, j’ai rencontré Charlie Chaplin... Vous imaginez ?

Elle avale une gorgée de champagne.

– Le consul a fait organiser pour moi un dîner avec Charlie Chaplin !

Pour une gosse du Bourget, c’est un conte de fées. Nous écoutons ébahies le récit émerveillé de Praline. Toutes, sauf une, Praline s’en est rendu compte :

– Je te dérange, Patricia ?

Patricia se redresse comme si elle était envoûtée. Elle est tout entière concentrée sur la voix de la jeune chanteuse : grave, inattendue depuis ce corps svelte. Patricia est sur la défensive.

– Et toi, tu ne trouves pas désobligeant d’ignorer les interprètes ?

Je l’interromps :

– Mon p’tit canard chéri, fais pas ton cornichon...

– Tu connais son nom, Freddy ? Quel âge peut-elle avoir ? Seize, dix-sept ans ?

Je regarde la scène, la jeune fille termine son tour de chant, très maquillée, comme pour gagner quelques années, elle porte une robe qui me rappelle un modèle de Germaine Lecomte.

– C’est Annie Fratellini...

– Annie Fratellini...

Patricia fait rouler ce nom dans sa bouche, elle insiste sur chaque i.

– Tu en avais déjà entendu parler ?

– Je n’ai aucun mérite, je suis venue ici il y a huit mois avec Wladimir pour l’ouverture du cabaret. Les dernières notes s’éteignent, comme aspirées par les volutes de fumée qui tamisent la salle.

– Bonsoir !Annie Fratellini quitte la scène, Patricia se lève pour aller la féliciter. Maryse les suit du regard. Elles s’asseyent au bar. Je connais Patricia, elle commande deux whiskys, « on the rocks ». Annie pose sa main sur le bras nu de Patricia, elle préférerait un Perrier. À dix-sept ans, on n’a pas besoin d’alcool pour s’enivrer, le désir suffit.

– Tu sais que nous partons ensemble en Afrique du Sud ? » Maryse s’adresse à Praline, elle désigne Patricia, au loin : « Elle sera des nôtres. Quant à celle-ci, elle s’est débinée, madame a des obligations qui la retiennent à Paris... » Maryse parle de moi. « Du coup, il y aura aussi une nouvelle que j’ai prise en main chez Lanvin.

– La fameuse Denise ?

– Tu la connais ! Je m’exclame. Cette petite est en train de devenir la sensation. Qu’a-t-elle de si particulier pour occuper les discussions ?

– Elle a un visage très moderne.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

Maryse plonge son regard dans l’assemblée anonyme. Elle semble chercher la définition la plus juste :

– Ses traits sont irréguliers et pourtant, assemblés, ils sont harmonieux, ils subjuguent, ils provoquent la surprise, il y a du loup et de la victime du loup dans ce visage. Cela veut dire que Denise inspirera de nombreux créateurs. À la manière de Lisa, mais elles sont très différentes. Dans le regard de Denise il y a quelque chose d’absent, comme une ivresse mélancolique. Elle est présente, mais ailleurs.

– Moi, poursuit Lucky, on ne m’a jamais dit que j’avais un visage moderne, ni même beau, j’ai toujours entendu que j’avais un visage étrange.

– De quoi te plains-tu, mon chat, s’étonne Praline, personne ne s’est jamais intéressé à mon visage, depuis dix ans, c’est le même refrain : « Quel peps ! »

Nous éclatons de rire. Bettina n’a pas prononcé un mot depuis plusieurs dizaines de minutes, la musique a cessé, on nous a annoncé le début de l’enregistrement en public, nous allons assister au même tour de chant, mais cette fois-ci, nous sommes priés d’exprimer notre enthousiasme. Les clients sont ravis, cette requête inhabituelle provoque chez eux une euphorie qu’ils ont du mal à masquer. C’est très joyeux.

– Tu es bien silencieuse, Bettina.

Bettina a retiré ses escarpins. Elle est en boule dans l’angle de la banquette, elle s’est fabriqué un nid de coussins. À la manière d’un chat sauvage. Ses grands yeux bleus papillonnent comme s’ils tentaient d’échapper à la contrainte du sommeil. Je commande une autre bouteille de champagne et je me rapproche d’elle.

– Toi, tu as besoin d’un câlin.

Bettina me laisse la prendre dans mes bras. Je sens son souffle dans mon cou et les larmes qui racontent un trop-plein de voyages. Nous connaissons toutes cette impression de déracinement. Elle apparaît en deux occasions : quand nous enchaînons les voyages dans des fuseaux horaires ou des hémisphères très éloignés. Il faut une santé d’acier pour supporter ces chocs thermiques. Souvent, je suis rentrée de Scandinavie, le nez pointant seul hors de mes fourrures, pour transpirer quelques heures plus tard en robe légère dans la médina de Fès.

Et puis il y a ces soirs de blues, situés dans les deux mois creux de l’année, au printemps et à l’automne, quand la vie d’une collection se termine et qu’une autre ne se dessine pas encore. Ces jours-là, on peut les occuper avec des voyages, mais s’ils ne se présentent pas, alors il faut savoir tromper les angoisses. Celles qui s’installent, inévitables, quand votre métier repose sur des critères organiques. Le corps est voué à la décomposition, un jour tout s’affaissera, et avant cela, les photographes se lasseront. Nous en parlons peu entre nous, nous sommes superstitieuses. Mais quand l’agitation a cessé, toutes, chez nous, un verre d’alcool à la main, une cigarette dans un cendrier, un disque mélancolique sur le pick-up, nous nous demandons, inquiètes :

– Est-ce que Georges va m’appeler pour des photos ?

– Pourquoi Harper’s Bazaar ne m’a jamais demandé de venir à New York ?

– La patronne a-t-elle encore envie de travailler avec moi ?

Les patrons sont plus fidèles, ils cultivent les amitiés, ce qui les inspire, ce sont nos personnalités. Nous les adorons parce qu’ils comprennent nos angoisses, ils nous ménagent, comme une sculpture en verre de Murano. Ils savent que le doute fait plus de ravages sur notre visage que le temps. Ils ne cherchent pas à nous posséder. On en tomberait amoureuses.

C’est ce que j’ai compris à Rio. Il me fallait renforcer mes activités parallèles pour mettre de la légèreté dans mon métier. Ne jamais peser. Je suis en train de rencontrer une nouvelle expression de moi, complémentaire, comme si je rassemblais toutes les facettes de mon identité. Cela me procure une immense joie.

 

© Stock 2016

© Photo : Julien Falsimagne

 

 

Quatrième de couverture > Pour Christian Dior, pour l'excentrique Jacques Fath et la maison Lanvin, elle a défilé. C'est la fin de la Seconde Guerre, la haute couture est en plein essor. Freddy raconte les défilés, l'euphorie des coulisses, les coupes de cheveux à la garçonne, les liaisons amoureuses. Avec sa bande d'amies mannequins, Bettina, Praline, Lucky, Patricia, elle va conquérir le monde. Jusqu'à ce que la tragédie les rattrape. Se dessine l'autre visage de Freddy, son identité dans un Paris nocturne, encouragée par Marlene Dietrich qu'elle a connue toute jeune. Partant de la vie d'une femme qui fut assez célèbre pour publier ses mémoires, Aude Lechrist allie imagination et style pour combler les intermittences de ce destin singulier. Un roman intime et rythmé, à l'image de ces jeunes femmes qui brillent, aiment et font rêver.

Aude Lechrist a écrit un premier roman, Un corps de femme, paru en 2014.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Aude Lechrist, Une allure impeccable, Stock, janvier 2016, 250 pages, 20 €

Aucun commentaire pour ce contenu.