Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Catherine Lacey. Extrait de : Personne ne disparaît


Extrait >

Ça se peut qu’il y ait dans ce monde des gens qui sachent lire dans les pensées des autres sans le vouloir, et si des gens comme ça existent, alors je suis à peu près sûre que mon mari est l’un d’entre eux. J’y pense à cause de ce qui s’est passé pendant la semaine où je savais que j’allais partir bientôt, mais pas lui ; je savais qu’il fallait que je lui parle, mais j’échouais à imaginer un moyen de forcer ma bouche à formuler les mots, et comme mon mari peut, sans le vouloir, lire dans les pensées, il a bu beaucoup plus que d’habitude cette semaine-là, surtout des bonbonnes de gin, mais aussi des grandes bières de la supérette. Il entrait dans une pièce, sirotant sa canette cachée dans un sac en papier, tout sourire, comme si c’était une blague.

Je me mettais à rire.Il se mettait à rire. À l’intérieur de notre rigolade, on ne riait pas vraiment. Le matin de mon départ, il est sorti du lit, s’est habillé, a quitté la chambre. Je suis restée complètement réveillée sous mes paupières verrouillées jusqu’à ce que j’entende la porte d’entrée se refermer. J’ai quitté l’appartement à midi avec mon sac à dos et je me suis sentie tellement mal, tellement bizarre, qu’au lieu de descendre dans le métro je suis entrée dans un bar. J’ai commandé un double bourbon même si je n’ai pas l’habitude de boire comme ça et le barman m’a demandé d’où je venais et j’ai répondu d’Allemagne, sans raison, ou peut-être pour qu’il n’essaie pas de me parler, ou peut-être parce que j’avais besoin de vivre dans une autre histoire pendant une demi-heure : j’étais une Allemande solitaire, venue voir la statue von la Liberté et le square von le temps et le park von Central (pas une femme prenant un aller simple pour un pays où elle ne connaissait qu’une seule personne, qui lui avait un jour vaguement offert de profiter de sa chambre d’amis, le genre d’offre, quand elle y repensait, qu’on fait quand on sait qu’elle ne sera pas prise au mot, mais il était trop tard, car ça y était, je la prenais, et voilà voilà voilà).

Un homme s’est installé sur le tabouret d’à côté malgré la longue rangée de tabourets vides, a commandé un jus de canneberge avec rien.

C’est quoi ton problème, il a demandé. Raconte-moi ton problème, bébé.

Je l’ai regardé comme si je n’avais pas de problème à raconter parce que c’est ça mon problème, j’ai pensé, ne pas savoir comment le raconter, et c’est pour ça que le truc que je préfère avec la sécurité dans les aéroports c’est que vous pouvez pleurer tout du long, tout ce qui les intéresse c’est de décider si vous allez exploser ou pas. Ils vous fouilleront quand même s’ils veulent vous fouiller. Ils essaieront quand même de détecter du métal en vous. Ils vous gueuleront quand même dessus à propos des ordinateurs portables, des liquides, des gels et des chaussures, et personne ne vous demandera ce qui ne va pas parce que rien ne va jamais, et ils ne vous accorderont pas un deuxième regard parce qu’ils sont payés pour ne regarder qu’une seule fois. Et pour ça, parfois, certaines personnes leur sont reconnaissantes.

 

Ils jetaient un œil et faisaient un rapide calcul. Probabilités d’escroquerie : 7 %, prostitution : 4%, instabilité mentale : 50%, emmerdements généraux : 20%, comportement violent : 4%. Je ne présentais probablement aucun de ces risques, en tout cas pas au premier regard, mais pour tous les automobilistes qui passaient et pour tous les autres habitants de ce pays, j’aurais pu être n’importe quoi, alors ils se contentaient de ralentir, de jeter un œil, d’essayer de deviner et de continuer leur chemin.

Les femmes – elles plissaient rapidement les yeux, faisaient une grimace inquiète, et continuaient. Les hommes (je l’ai appris plus tard) commençaient à me fixer du plus loin possible – les yeux entraînés à ne pas me lâcher au cas où je me révèle être un truc qu’il leur faudrait viser ou capturer – mais ils ne s’arrêtaient presque jamais. De près, je n’étais pas très prometteuse : juste une fille avec un sac à dos, un gilet, des tennis vertes. Et l’air jeune, bien sûr, parce qu’il faut avoir l’air jeune pour se permettre ce genre de vulnérabilité, debout sur un bord de route, à montrer le pâle intérieur de son bras. Il faut avoir l’air à la fois totalement inoffensif et capable, si besoin, d’enfoncer un couteau dans le mou de n’importe quel ventre.

Mais au départ, je ne savais rien de tout ça – j’étais là et j’attendais, sans savoir que porter des lunettes de soleil me laisserait toujours en rade, sans savoir que lâcher mes cheveux voulait dire quelque chose que je ne voulais pas dire, sans savoir que ma posture devait être soigneusement millimétrée, que j’aurais toujours dû me tenir comme une danseuse prête à décoller.

Tout ce que je savais c’était ce que j’avais lu sur cette carte à l’aéroport : plein sud jusqu’à Wellington, traversée par le ferry, puis Picton, Nelson, Takaka, et Golden Bay, la ferme de Werner, l’adresse gribouillée sur un morceau de papier qui avait déclenché tout ça.

Quand l’avion avait atterri ce matin-là, je n’avais pas dormi depuis environ trente-sept heures. Une fois les lumières baissées, j’avais gardé les yeux grands ouverts, mon esprit s’enfonçant dans un horizon sans n. Je n’avais rien lu ni rien regardé sur l’écran placé à quelques centimètres de mon visage. J’avais écouté les corps endormis respirer ; j’avais essayé de choper des mots sur la fréquence des voix ouatées, à quelques rangs du mien. Les hôtesses ondulaient dans les allées, distribuaient des clins d’œil, pinçaient les lèvres et me passaient des doses très précises de substances alimentaires : boule de pain lisse comme une ampoule ; morceaux de poulet de la taille d’une langue ; trente-deux cacahuètes dans une petite poche métallisée. J’ai même mordu dans une tranche de fromage, sans remarquer le plastique, avant de renoncer à la nourriture.

À la sortie de la zone de retrait des bagages, j’ai observé un homme qui fumait en shootant dans quelque chose le long du trottoir, la lumière du soleil volait en éclats autour de lui comme dans un portrait de saint. Voilà, c’était ça, le pays dans lequel je m’étais catapultée.

 

© Actes Sud 2016

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Un soir, à la volée, conversation mondaine, un inconnu vous propose de profiter de sa chambre d'amis, si un jour vos pas vous entraînent vers chez lui. Et vous voilà dans un avion pour le bout du monde, toutes amarres larguées. Pour Elyria, qui plaque tout sans prévenir personne, c'est une tentative d'évasion très directement dirigée contre la réalité. Même si elle sait que, d'après les critères en vigueur, elle peut cocher toutes les lignes de la check-list - mari, travail, appartement, mère indigne - et s'estimer heureuse, fermer les yeux sur la banale, insipide, parfois tragique médiocrité des choses est au-dessus de ses forces. Ainsi, regard écarquillé et logique extrêmement personnelle en bandoulière, la jeune New-Yorkaise atterrit à Wellington, Nouvelle-Zélande, pour rejoindre la ferme isolée où se trouve ladite chambre d'amis, à l'autre bout de l'île du Sud. Expérience de vertige introspectif en autostop, Personne ne disparaît prend la tangente au pied de la lettre : trajectoire intérieure vouée à se mordre la queue (car partout l'on s'emmène avec soi), c'est aussi un envol, jalonné de rencontres improbables et de rendez-vous manqués, entre paysages grandioses et bords de route anonymes. Sur la douloureuse déception d'être soi, le souffle court des promesses et la séduction du précipice, le premier roman de Catherine Lacey fait retentir une voix inoubliable, d'une originalité radicale et d'une drôlerie inespérée.

 

Née dans le Mississippi, Catherine Lacey vit à Brooklyn, New York. Elle a trente ans.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Catherine Lacey, Personne ne disparaît, traduction de Myriam Anderson, Actes Sud, février 2016, 288 pages, 22 €

 

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