Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Dominique Fernandez, Ferrante Ferranti. Extrait de : Adieu, Palmyre


EXTRAIT >

 

Je suis arrivé la première fois à Palmyre le 17 novembre 1995. Ayant découvert depuis peu Saint-Pétersbourg, j’avais décidé de consacrer à cette ville un album. Voici la note que j’ai prise le 18 novembre au matin, regardant du temple de Bêl le déploiement de la grande colonnade.

« Idée de commencer l’album sur Saint-Pétersbourg par une page sur les villes métaphysiques, et d’abord Palmyre, modèle idéal de Saint-Pétersbourg. Conditions de la ville métaphysique : les formes hautes et régulières ; l’absence de pittoresque ; la monumentalité sereine ; la logique du songe ; le désert environnant. »

Pour essayer de me faire pardonner cette incongruité qui me discréditera définitivement aux yeux des érudits, je rappelle qu’on trouve chez beaucoup d’écrivains russes le nom de « Palmyre du Nord » appliqué à Saint-Pétersbourg. Tourgueniev, quand il découvre les rues sales et boueuses, se moque de cette comparaison. La « piteuse copie du style romain » irrite Dostoïevski, comme elle avait déjà déplu à Custine. Toutefois, qu’on la raille ou qu’on s’en félicite, la référence à Palmyre s’est très tôt imposée aux Russes, et a contribué à forger le mythe de Saint-Pétersbourg. Que d’analogies ! Saint-Pétersbourg avait surgi des marécages, comme Palmyre avait jailli du désert. De même qu’à Palmyre, l’homogénéité du décor était due au choix de la colonne comme unité architecturale et de la colonnade, de la galerie, du portique pour assurer un rythme uniforme. Ce seraient deux capitales, fondées chacune sur le refus de l’empirique et de l’irrationnel. Aux oreilles d’un Russe, Palmyre sonne comme polmira, la moitié du monde. Palmyre avait occupé la moitié sud, la nouvelle ville russe occuperait la moitié nord. Et, comme son modèle légendaire, elle imposerait au désordre de la nature et aux caprices du climat la rectitude d’un plan où rien ne serait laissé au hasard.

Dans toute tête éprise d’absolu, le nom de Palmyre a chanté.

 

Ô cités de l’Euphrate ! Ô rues de Palmyre !

Vous, forêts de colonnes aux plaines du désert !

 

s’exclame le jeune Hölderlin, devant une simple gravure, saisi par le démon onirique (Gallimard, Pléiade, p. 832).

 

C’est le rêve baudelairien de la beauté, qui renaît d’âge en âge – sous la Renaissance italienne avec une force particulière, comme l’attestent le tableau de Francesco di Giorgio Martini exposé à Berlin ou celui de Piero della Francesca (attribution incertaine) à Baltimore, vues de cités parfaites idéalement distribuées en volumes géométriques –, l’utopie de la ville en soi, où chaque rue obéit au schéma d’ensemble, où les caissons des plafonds répondent aux dalles du pavage, où rien ne peut être changé, où aucune initiative n’est laissée à l’imprévu, où tout est tenu sous contrôle. Devant la grande colonnade de Palmyre, qui s’étend sur plus d’un kilomètre, je ne peux m’empêcher de penser à la perspective Nevski. Les architectes de Saint-Pétersbourg, dont la plupart étaient d’origine italienne, avaient étudié avec passion l’Antiquité romaine, et puisé leur inspiration dans les temples et les portiques de l’Urbs. Carlo Rossi, auteur du palais Michel, du théâtre Alexandre, du Sénat, de la rue des Théâtres si rigoureusement semblable à une équation mathématique (longueur : 220 mètres, largeur de la chaussée entre les palais : 22 mètres ; hauteur des palais : 22 mètres), exposait ainsi un de ses projets : « Les proportions de l’édifice que je présente dépassent celles qui satisfaisaient les Romains pour les leurs. Mais devons-nous craindre de rivaliser en magnificence avec eux ? Notre but n’est pas l’abondance des ornements, mais le grandiose des formes, l’élégance des proportions : l’inébranlable ! Ce monument doit être éternel. » « Inébranlable », « éternel », c’est-à-dire en dehors du temps, conçu et réalisé selon l’ordre du seul esprit.

Rome s’était construite au fil des siècles, sans aucun ordre, au gré des circonstances, d’après le besoin des populations, dans un espace resserré interdisant toute concertation générale. Ici, me disais-je, le rêve avorté redevenait possible : l’espace surabondait, un espace vide, propice aux calculs exacts, favorable aux spéculations chimériques. C’était comme un grand livre ouvert, dont les pages blanches attendaient d’être remplies. En feuilletant les fragments qui subsistent des Pensées de Pascal, Chateaubriand comparait ces décombres littéraires à un chantier abandonné. « On croit voir, disait-il, les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l’Arabe du désert a bâti sa misérable hutte. » Sourions de cette « misérable hutte », à laquelle l’auteur du Génie du christianisme réduisait les splendeurs de l’Islam, pour ne garder que ce parallèle entre les œuvres inachevées dès l’origine et les œuvres amputées par les siècles, entre l’infini par défaut et l’infini par rupture.

Les 1200 mètres de la grande colonnade offrent à l’esprit une satisfaction complète ; on ne pourrait rien ajouter, rien retrancher à leur perspective ; ne sont-ils pas, d’ailleurs, une vue de l’esprit incarnée dans la pierre ? Ce n’est pas l’« abondance des ornements » qui frappe : au contraire, on mesure, par l’absence totale de « pittoresque », la supériorité d’un urbanisme qui ne joue pas sur le labyrinthe (comme à Prague), sur le sinueux (comme à Venise), sur le tortueux (comme à Tolède), pour piquer la curiosité. La colonne elle-même, élément fondamental de cet urbanisme, ne sert pas d’ornement, elle n’a pas été choisie pour enjoliver : instrument de mesure du monde, elle structure l’espace, comme les bâtons plantés par l’arpenteur pour délimiter son terrain. Le terrain, ici, c’est l’infini. Le plus haut mystère résulte à Palmyre d’une minutieuse éviction du fortuit, de l’empirique, de l’aléatoire. Tout m’est donné d’emblée ; et il n’y a rien de plus à chercher que ce que j’ai sous les yeux, offert dans l’évidence d’un songe intemporel, en tout point réalisé. Quand j’arrive à l’entrée de Petra, de Delphes, de Pompéi, d’Éphèse, de Sélinonte, de Louxor, de Split en Croatie, de Tipasa en Algérie, j’ai envie de partir tout de suite à l’aventure, car je sens que ce que j’ai aperçu d’abord n’est que le début d’un riche complexe à découvrir. Ici, je n’ai pas à explorer le site : il est là tout entier devant moi, dans la plénitude de son être, magnifié par l’arrière-plan de collines, les vallonnements de la steppe, la présence obsédante du désert. Bien sûr, je vais me lever dans un moment et commencer une visite plus détaillée, il faut me renseigner, mais aucun des détails que je pourrai apprendre ne viendra diluer par des informations complémentaires, à la fois nécessaires et inutiles, ma stupeur initiale.

Les fûts de la grande colonnade étaient hauts de 9,5 mètres. Quelle est cette bizarre saillie dont ils sont pourvus à mi-hauteur ? C’étaient des consoles, qui supportaient chacune la statue ou le buste d’un donateur, d’un édile ; les marchands qui avaient fait fortune dans le commerce avaient, comme en Amérique, converti une partie de leurs gains en largesses sociales, et ils voulaient que leur œuvre de bienfaiteur fût rendue publique. Les effigies de ces évergètes, comme on les appelait, ont disparu depuis longtemps, le bronze ayant été fondu pendant les périodes byzantine et médiévale. Il y a donc un génie des ruines, qui a gardé les colonnes en les dépouillant de ces ajouts encombrants. Car si on s’imagine, d’après leurs bustes plus ou moins ressemblants conservés au musée, l’alignement de ces personnages revêtus de la dignité ennuyeuse propre aux notables et aux nouveaux riches, on se dit que le rêve de rectitude utopique était fatalement mutilé par la vue de ces centaines de têtes, toutes à parader pour faire valoir leurs petits mérites. Ce n’était plus un chemin vers l’éternité mais l’étalage des vanités citadines.

La grande colonnade, en fait, n’est pas si rectiligne que cela. Elle ne va pas droit comme le cardo des villes romaines. Elle biaise, elle louvoie. L’arc monumental servait à masquer le premier coude qu’elle faisait en tournant à gauche. Puis 350 mètres en ligne droite, jusqu’au tétrapyle (quatre hauts socles supportant chacun quatre colonnes) qui marque le départ d’un troisième tronçon, de 550 mètres, légèrement infléchi vers la droite. Une fois cette anomalie constatée, on se demande à quoi elle est due : à des contraintes géographiques ou politiques qui auraient obligé les urbanistes à changer leur plan initial ? À une décision prise de leur plein gré ? Y aurait-il eu des incertitudes, du tâtonnement, dans la construction de la ville idéale ? De l’arc monumental, on a pourtant l’impression que l’allée de colonnes s’étire au loin sans déviations, comme dans le rêve de Hölderlin. Peut-être est-elle sinueuse par accidents, mais peut-être aussi a-t-elle été pensée, voulue sinueuse. Et pourquoi, sinon pour la faire apparaître plus droite ? Les colonnes des temples grecs ne sont pas parallèles, on le sait ; si elles étaient rigoureusement parallèles, elles nous sembleraient de travers. De même les Palmyréniens ont pu recourir à cette illusion de génie : infléchir pour rendre rectiligne.

 

© Éditions Philippe Rey 2016

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > "J'ai été quatre fois à Palmyre : c'était le lieu le plus enchanteur de l'Orient, à la fois par la beauté exceptionnelle des ruines et par le paysage romantique qui les entourait. Maintenant que tout est détruit, j'ai voulu me souvenir de ce que cela avait été. On arrivait à l'hôtel Zénobie, désuet, décati, construit dans l'enceinte du site, et d'emblée la légende de la grande reine planait sur la ville qu'elle avait portée à son apogée. Je ressuscite l'image de Zénobie qui avait osé se dresser, femme et Arabe, contre l'empereur romain Aurélien, chef de l'État le plus puissant du monde. Puis j'évoque ce qui restait du site, l'idée générale qui avait présidé à son ordonnancement, avant d'examiner en détail, mais toujours plus en amoureux qu'en érudit, les monuments qui ont subsisté, si poétiques : le théâtre, les temples, les tours funéraires. Avant de conclure par une réflexion sur l'iconoclasme, une des plus vieilles passions de l'homme, qui pousse une idéologie au pouvoir à faire table rase de celles qui l'ont précédée." Dominique Fernandez

Voici Palmyre racontée et montrée par deux voyageurs passionnés qui l'ont visitée à de nombreuses reprises. Ce site inouï, détruit en 2015 par la violence de Daech, est reconstitué par les photographies de Ferrante Ferranti qui en donnent une vision exhaustive (temples, agora et théâtre, colonnades et arches, camp de Dioclétien, tombeaux), faisant ainsi œuvre de mémoire. Palmyre apparaît alors dans sa splendeur, telle qu'on ne la reverra jamais.

 

Romancier et essayiste, membre de l'Académie française, Dominique Fernandez est l'auteur de plus de soixante ouvrages, parmi lesquels Dans la main de l'ange (prix Goncourt 1982), Porporino ou les mystères de Naples (prix Médicis 1974), Ramon et Le Piéton de Rome.

Ferrante Ferranti est né en 1960. Architecte diplômé avec une étude sur la scénographie baroque, il exerce aujourd'hui la profession de photographe. Il a publié une vingtaine de livres, dont Rome et Villa Médicis (en collaboration avec Dominique Fernandez), Les Pierres vivantes, Mont Athos, Inde et Empreintes du sacré.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Dominique Fernandez, Ferrante Ferranti, Adieu, Palmyre, Éditions Philippe Rey, avril 2016, 160 pages en quadrichromie, 80 photos couleur, 20 €

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