Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Gérard Guégan. Extrait de : Tout a une fin, Drieu


EXTRAIT >

 

1

Drieu n’est plus le même.

Tête haute, regard volontaire, tout entier tendu vers son but, il marche d’un bon pas sans même s’être rendu compte qu’il ne sue plus.

L’homme pressé a supplanté le promeneur nostalgique.

 

2

Quiconque se collerait à lui pourrait l’entendre fredonner le plus étrange des refrains :

« Lâches fuyards de Sigmaringen

Prenez garde, voici venir le Golem

Nosferatu aussi est de retour

Ce sera chacun son tour... »

 

3

Hélas ! un tel entrain ne résiste pas longtemps à son besoin de broyer du noir.

C’est un besoin inexhaustible.

Il ne se passe pas une journée sans que Drieu y cède. Où qu’il soit, quoi qu’il fasse.

Ainsi, lorsqu’il pénètre dans la rue Bayen au bout de laquelle il espère satisfaire sa faim et sa soif, la tranquillité des lieux l’agresse, il n’y voit qu’insignifiance et médiocrité, et dans l’instant il se persuade d’avoir à affronter un champ de ruines.

Ce n’est pas pour lui déplaire.

Se frotter à des chimères, seraient-elles terrifiantes, le stimule.

Les pièges qu’il s’invente attisent ses convictions.

 

4

À première vue, c’est une armée de destructeurs, une armée de pillards, qui est passée par là.

Tous les lampadaires gisent à terre, la plupart des fenêtres ne sont que des trous béants, les rideaux de fer des commerçants flottent tels des draps mortuaires, les portes des immeubles sont enfoncées, les passants, quand il s’en trouve, se comparent à des fantômes que les ténèbres absorbent aussitôt.

Et ainsi de suite.

Mû par un réflexe qu’il ne s’expliquerait que s’il avait toute sa tête, Drieu en vient à repenser à Ville morte III, cette toile d’Egon Schiele qui l’avait tant bouleversé chez Roessler avant que la guerre ne l’envoie se débattre au milieu des enchevêtrements de vivants et de morts, là-bas en Belgique.

 

5

Une voix de femme, la voix de sa mère lui semble-t-il, lui somme de se coucher sur le sol et de n’en plus bouger, mais la lumière bleuâtre de ce qui lui paraît être une lampe-tempête le pousse à s’avancer.

La lampe éclaire, il s’en rend compte quand il en est proche, un panneau de bois recouvert d’affiches de la section locale du parti communiste.

« C’est un nouveau signe de ce qu’il va m’advenir », se réjouit-il.

Il se doit d’en déchiffrer le sens caché.

S’allumant l’une des Lucky Strike que lui a obtenues Audiberti, il s’absorbe dans la lecture de la prose de ses futurs camarades.

 

6

Il en est à sa deuxième Lucky quand le grincement inattendu d’une paire de volets – n’avaient-ils pas tous disparu ?  – qu’on essaie de fermer le tire de sa lecture et lui fait lever la tête.

Aux prises avec une espagnolette récalcitrante, un adolescent au visage brouillé par les larmes se débat comme un beau diable.

Ils échangent un regard. Drieu ne peut s’empêcher d’assortir le sien d’un sourire.

En pure perte.L’adolescent détourne la tête.Drieu en est humilié, et c’est plus par devoir que par envie qu’il se replonge dans la lecture des affiches. Le contrecoup de son changement d’humeur ne se fait pas attendre. Cet interminable plaidoyer en faveur d’une réconciliation nationale à l’ombre du képi d’un général finit par lui arracher des bâillements. Et bientôt il en a sa claque. Il veut du martial, de l’apocalyptique, pas du larmoyant.

 

7

« À bas les humanistes ! À bas les démocrates !... Ah ! comme je te plains, camarade Staline, d’avoir pour disciples de tels incapables ! », grogne-t-il en jetant son mégot dans le caniveau où stagne un fond d’eau sale.

Il ne lui reste plus qu’à repartir en s’aidant de la pleine lune. Mais il ne va pas loin. À peine s’il parcourt une dizaine de mètres.

Aucun obstacle ne l’a pourtant arrêté, aucun monstre ne s’est mis en travers de son chemin.

Il s’est juste entendu marcher.

Sous l’Occupation, ça lui arrivait souvent, mais l’Occupation n’est plus qu’une vieille photographie que chacun a enfoui dans quelque carton à chapeaux pour la chasser de sa mémoire.

Or voici qu’échappant à la volonté de Drieu, des images de ce temps-là refont surface, que des souvenirs affluent et que lui-même se libère, sans transition, de l’emprise de son anxiété tandis que les façades, les trottoirs, les caniveaux reprennent leurs formes véritables, leurs couleurs naturelles.

C’est à peu près à ce moment-là qu’il perçoit un autre bruit de pas.

Des pas plus légers.Les pas d’une femme a priori.Il se retourne pour voir qui le suit, mais l’inconnue ne se montre pas et, il a beau tendre l’oreille, la rue est redevenue silencieuse.

 

8

Arrête avec la mélancolie.Tu as un don, c’est certain. Le don de la souffrance. Que n’y renonces-tu pas ? Que ne changes-tu pas de

tête ?...Ne te mets pas en colère, ce n’était qu’une suggestion,

je n’insiste pas.En tout cas, à cause de ce que j’ai pu observer, disons

à cause de tes idées noires, j’ai pensé à ce que tu pourrais faire graver sur ta pierre tombale. J’ai deux inscriptions à te proposer, et toutes les deux à mon avis te définissent le mieux du monde.

À toi de choisir.

Dans le genre cynico-romantique, je te suggère : « Plus on l’aimait, plus il se haïssait ».

Tu es contre ? Inscription suivante.

Elle découle de ce que tu viens de vivre: « L’exagération était sa vérité. »

Pas mal, non ? Mais en comprends-tu la raison ?

Tu fais la grimace. La vérité n’est qu’une suite d’exagérations, dis-tu ?

Message reçu, d’autant que... Peux-tu répéter ?Tu as toujours rêvé plaies et bosses ? C’est bien ça ? Certes, mais... chut ! taisons-nous. Il y a vraiment quelqu’un derrière toi. Quelqu’un qui se cache.

 

9

Drieu regarde par-dessus son épaule mais, une fois de plus, il ne voit âme qui vive.

 

© Gallimard 2016

© Photo : C Hélie

 

 

Quatrième de couverture > « Marat est un homme à secrets. La Résistance exigeait qu’on s’avançât masqué, il s’y montra à son avantage. Ainsi il n’avait jamais avoué à quiconque qu’il avait été l’ami de Brasillach en khâgne à Louis-le-Grand et qu’il lui avait, à la fin du mois d’août 44, proposé de le planquer en Normandie. De même, il s’était gardé de dire à Héloïse ce qu’il est en train de rappeler à Maréchal : “Drieu doit mourir, c’est écrit d’avance, mais pas fusillé, pas exécuté, pas comme un collaborateur ordinaire.” »

Dans la nuit du 14 au 15 mars 1945, alors qu’il erre dans le Paris de sa jeunesse, Drieu la Rochelle se fait enlever par un petit groupe d’anciens résistants communistes dont le chef dit se nommer Marat. Menotté, les yeux bandés, Drieu est conduit dans ce qui avait été sous l’Occupation une salle de réunion d’un parti collaborationniste. C’est là, sur une estrade qui n’est pas sans lui évoquer la scène d’un théâtre, qu’il va subir un procès en bonne et due forme. Lui, l’ancien combattant, qui a côtoyé, au sortir de la guerre de 14-18, Dada et le surréalisme, lui qui a été l’ami d’Aragon et de Jacques Rigaut, le voici obligé de répondre de son ralliement au nazisme. Il y consent, et d’autant plus volontiers que, très vite, en face de ses juges, purs héros stendhaliens, il se persuade, et même il espère, que la nuit s’achèvera sur sa mise à mort. Or c’est tout autre chose qui l’attend… 

 

Auteur notamment de Fontenoy ne reviendra plus, pour lequel il a reçu le prix Renaudot de l’essai en 2011 (réédité en Folio en 2013) et, récemment, de Qui dira la souffrance d’Aragon ?, Gérard Guégan a dirigé les revues Contre-Champ, Cahiers du Futur, Subjectif. Par ailleurs, après avoir créé les Éditions Champ Libre en 1969, il a relancé les Éditions du Sagittaire en 1975 et animé, entre 1997 et 2000, la collection « Révolutions » chez Actes Sud.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Gérard Guégan, Tout a une fin, Drieu, Gallimard, mai 2016, 144 pages, 10 €

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