Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Simon Liberati. Extrait de : California girls


EXTRAIT >

 

La mort de Gary Hinman racontée par Sadie ressemblait à une cérémonie bouddhiste, un truc marrant... Elle en avait parlé à Leslie à cause du dentifrice qu’elles venaient de voler dans une épicerie avant d’aller faire les poubelles.

Le jour du meurtre, Sadie avait essayé de réparer avec de la pâte mentholée la joue de Gary qui était fendue d’un coup de sabre. Un remède qu’elle avait appris chez les girl-scouts.

— Gary n’arrêtait pas de pleurer et ça faisait couler le dentifrice.

Elles rirent toutes les deux comme des gamines. Leslie était mineure, Sadie avait vingt et un ans depuis trois mois et un jour. Pour les flics et les commerçants de la vallée elles étaient les « sorcières de Manson », du nom de leur gourou. Du menu fretin hippie, des délinquantes primaires qu’il aurait fallu doucher, épouiller et placer en maison de correction. Elles étaient fières de leur mauvaise réputation comme des couronnes de fleurs perlées qu’elles volaient dans les cimetières ou de leurs patchworks frangés de cheveux humains.

Allongée sur la large banquette crevée de la vieille Ford, la tête posée sur les longues cuisses de Leslie qui lui tressait des nattes d’Indienne, Sadie jouait à monter et à descendre la manivelle de la vitre avec ses pieds nus. Quand la vitre se baissait on respirait l’air brûlant venu des poubelles du supermarché et on entendait les grognements de Katie qui continuait toute seule de fouiller un dernier container. Elle était complètement défoncée.

Le soleil brouillait le pare-brise poussiéreux.

— Il s’est mis à faire des prières bouddhistes et ça agaçait Bobby. C’est pour ça qu’on a arrêté de le torturer avec le tournevis et qu’on l’a tué.

— Tu l’as fait ?

— Ouais c’était jouissif ! Un gros orgasme !

Sadie mentait comme elle respirait avec des petites aspirations d’animal. En mentant elle se sentait mieux. Elle ne voulait pas dire la vérité : qu’elle avait piqué Gary une seule fois et qu’elle s’était dégonflée, au point que Bobby lui avait ordonné d’aller dans la cuisine pendant qu’il l’achevait.

Elle était restée les genoux tremblants, figée, à regarder les assiettes où collaient les fourchettes.

— Ça a duré combien de temps ?

— Deux jours...

Leslie pouffa :

— Vous l’avez tué pendant deux jours ?

— Non, on l’a gardé. Il était blessé, il n’arrêtait pas de pleurer parce que Bobby le secouait pour qu’il lui donne son fric. Et puis à la fin il l’a tué et on a écrit un truc politique avec son sang sur le mur.

— Bobby m’a dit qu’il avait trempé sa main dans le sang et qu’il l’avait imprimée sur la porte.

— Oui et puis, deux jours après, il est revenu pour aller chercher la Fiat de Gary et il a essayé de l’effacer. Mais c’était rentré dans le mur.

— Dans la porte ou dans le mur ?

Sadie regarda ses orteils sans répondre à Leslie.

— C’est pour ça que les flics l’ont arrêté ?

Sadie n’écoutait plus, elle beugla :

— Les flics sont des porcs. Ils ont tellement la trouille des négros qu’ils nous laissent faire le travail à leur place...

Bluffée, Leslie continua de tripoter les mèches brunes de Sadie qui pensa à sa mère. Depuis six ans qu’elle était morte, il arrivait souvent qu’elle lui manque. Elle enfonça le nez dans le jean de Leslie en respirant sa chaleur.

Sa voix étouffée par le tissu chuinta entre les longues jambes de Leslie :

— Moi j’ai un plan pour faire libérer Bobby.

— Raconte !À ce moment, la tête de Katie, sale et ébouriffée, apparut derrière le carreau de la portière. Elle brandissait un chou qui n’avait pas l’air très frais mais qui rejoindrait tout de même les autres bons légumes de Dieu dans le coffre de la Ford.

L’opération fouille-poubelles était un succès, la Famille Manson allait se régaler ce soir.

 

© Grasset 2016

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > « En 1969, j’avais neuf ans. La famille Manson est entrée avec fracas dans mon imaginaire.  J’ai grandi avec l’image de trois filles de 20 ans défiant les tribunaux américains, une croix sanglante gravée sur le front. Des droguées… voilà ce qu’on disait d’elles, des droguées qui avaient commis des crimes monstrueux sous l’emprise d’un gourou qu’elles prenaient pour Jésus-Christ. Plus tard, j’ai écrit cette histoire le plus simplement possible pour exorciser mes terreurs enfantines et j’ai revécu seconde par seconde le martyr de Sharon Tate. »

Los Angeles, 8 août 1969 : Charles Manson, dit Charlie, fanatise une bande de hippies, improbable « famille » que soudent drogue, sexe, rock’n roll et vénération fanatique envers le gourou. Téléguidés par Manson, trois filles et un garçon sont chargés d’une attaque, la première du grand chambardement qui sauvera le monde. La nuit même, sur les hauteurs de Los Angeles, les zombies défoncés tuent cinq fois. La sublime Sharon Tate, épouse de Roman Polanski enceinte de huit mois, est laissée pour morte après seize coups de baïonnette. Une des filles, Susan, dite Sadie, inscrit avec le sang de la star le mot PIG sur le mur de la villa avant de rejoindre le ranch qui abrite la Famille.

Au petit matin, le pays pétrifié découvre la scène sanglante sur ses écrans de télévision. Associées en un flash ultra violent, l’utopie hippie et l’opulence hollywoodienne s’anéantissent en un morbide reflet de l’Amérique. Crime crapuleux, vengeance d’un rocker raté, satanisme, combinaisons politiques, Black Panthers… Le crime garde une part de mystère.

En trois actes d’un hyper réalisme halluciné, Simon Liberati accompagne au plus près les California girls et peint en western psychédélique un des faits divers les plus fantasmés des cinquante dernières années. Ces 36 heures signent la fin de l’innocence.

 

Simon Liberati est l’auteur de six livres, Anthologie des apparitions (Flammarion, 2004), Nada exist (Flammarion, 2007), L’Hyper Justine (Flammarion, 2009, prix de Flore), Jayne Mansfield 1967, (Grasset, 2011, prix Femina), 113 études de littérature romantique (Flammarion, 2013), et Eva (Stock, 2015).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Simon Liberati, California girls, Grasset, août 2016, 342 pages, 20 €

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