Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jim Harrison. Extrait de : Le Vieux Saltimbanque


EXTRAITS >

 

Il entra par une porte puis sortit par une autre, située trois mètres en face de la première. Il avait transformé de fond en comble un ancien appartement de cheminot, abattant les cloisons et repeignant les murs. La proximité de ces deux portes lui plaisait. Elle lui donnait l'impression de pouvoir choisir, chose qui lui manquait cruellement dans son vieil âge.

D'autres propriétaires, qui avaient réaménagé des appartements de cheminots, avaient bêtement condamné la porte supplémentaire avant de se convaincre qu'elle n'avait jamais existé. Quand, par pur caprice, il faisait des allers-retours dans le seul but de franchir successivement ces deux portes, il rendait complètement dingue son voisin qui, pour sa part, habitait un coquet bungalow. Ce voisin était un universitaire à la retraite, un charmant érudit qui, après une vie consacrée à s'exprimer dans un langage châtié, adorait désormais parler vulgairement.

L'homme ouvrait une bouteille de bon vin, qu'il pouvait s'offrir grâce à sa retraite confortable, puis lui faisait signe de venir la partager. Il acceptait toujours, même après avoir rejoint les Alcooliques Anonymes pour sauver son mariage. Il découvrit que le bon vin accroissait son désir d'en savourer davantage mais ne poussait jamais à la beuverie. Quand on buvait une demi-bouteille de ducru-beaucaillou, on en voulait encore et rien d'autre n'aurait fait l'affaire, surtout pas le coup de fouet du whisky ni l'amertume de la bière.

Il était ce qu'on appelait « un poète couronné de prix », du moins selon ce que son éditeur faisait imprimer sur la jaquette de ses livres, alors qu'il n'avait jamais entendu parler d'aucun de ces prix avant de les recevoir. Voilà pour le caractère prétendument immortel de la poésie. Dans la salle d'attente chez le médecin, il avait même consulté la liste des lauréats du prix Pulitzer dans le World Almanach et constaté avec stupéfaction le nombre faramineux d'écrivains du vingtième siècle dont le nom ne disait plus rien à personne. En dégustant un bon bordeaux, son vieux voisin retraité de l'université disait volontiers : « L'ontogenèse résume la phylogenèse », comme s'il s'agissait d'une bonne blague sur l'obésité qui le faisait mourir de rire. Il se souvenait d'avoir déclaré la même chose dans un café avant de se faire virer de la fac. Sanction motivée par son « arrogance », comme le lui avait annoncé le directeur du département. Les jeunes poètes, avant même de composer le moindre poème, cédaient volontiers à la vanité au lieu de se comporter en humbles étudiants. En tout cas, le département décida de lui décerner son master après qu'il eut publié son premier recueil de poèmes chez un prestigieux éditeur new-yorkais. Aucun étudiant du département n'avait jamais accompli cette prouesse. Ils furent fiers de lui, mais pas au point de l'autoriser à s'inscrire en doctorat. Pour ces gentlemen en tweed, la perspective de le voir se pavaner encore des années dans les couloirs était insupportable.

Sa femme et lui n'avaient pas divorcé, mais elle habitait une grande ferme située à une quinzaine de kilomètres de là, en pleine campagne, non loin de Livingston, dans le Montana. Elle s'était mis dans l'idée de trouver une maison en ville pour ses vieux jours, car elle en avait assez d'entretenir un vaste corps de ferme de trois cent cinquante mètres carrés. Et puis il avait recommencé à picoler, habitude dont il s'était pourtant débarrassé au début de la soixantaine.

Au moins deux fois par semaine, il prenait sa voiture pour tenter sa chance et jouer avec les chiens, ce qui s'avérait souvent être une expérience décevante. Il faisait trop chaud et les chiens qui, à son arrivée, lui réservaient un accueil triomphal, se remettaient à roupiller sur l'herbe épaisse de la pelouse au bout de quelques minutes de jeu. Il voulait jouer avec eux comme lorsqu'ils étaient chiots. Mais de fait, ce n'étaient plus des chiots. À dix ans, ils avaient à peu près le même âge que lui, soixante-dix ans. Quand il allait à la ferme, il dormait dans son studio, une petite cabane où il écrivait, tout près de la grande maison. L'intérieur manquait d'élégance, mais ce cabanon lui convenait tout à fait.

Il prenait des risques en conduisant car il n'avait plus le permis. Il s'était souvent fait la réflexion que la fin de son mariage avait coïncidé avec son retrait de permis. Il était furieux car, ce jour-là, il avait fait une erreur. Face au flic, il avait bêtement reconnu qu'il venait d'être opéré de la colonne vertébrale. Le flic lui avait demandé s'il prenait des médicaments contre la douleur et il avait répondu « Non » sans hésitation, mais on ne l'avait pas cru. En fait, les semaines qui suivirent son opération il avait bien pris de l'OxyContin mais il avait ensuite arrêté malgré ses douleurs dorsales. Ce médicament rendait son écriture confuse et délirante. Il ne pouvait écrire de la sorte, même dans son journal, où il délirait déjà bien assez naturellement.

Il souffrait aussi d'un zona depuis près de trois ans même si, après la disparition des plaies à vif, on parla plutôt de névralgie post-herpétique. Indépendamment du nom, il s'agissait de toute évidence d'une vraie saloperie qu'aucun médicament ne pouvait soigner. Il apprit que les médecins méprisaient le zona et le traitaient comme une maladie non rentable jusqu'à ce qu'eux-mêmes l'attrapent. Il n'existait pas de Téléthon pour le zona. Au service d'immatriculations, il fit un numéro haut en couleur et ils gardèrent son permis quand il le leur donna. « Rendez-le-moi ! » cria-t-il.

Par la suite, il envoya au gouverneur de l'État une lettre imprudente disant qu'il était l'auteur de Légendes d'automne, son livre le plus connu, qu'il avait besoin de conduire sa voiture et d'explorer des endroits nouveaux pour écrire et gagner sa vie. Il ne pouvait quand même pas rester assis chez lui et écrire Légendes de mon arrière-cour. Cette lettre resta sans effet. Il prit son mal en patience et décida un beau jour qu'il était capable de conduire de nouveau.

Il s'était attendu à ce qu'aucun événement notable ne trouble sa vieillesse. Mais qui a jamais entendu parler d'un gentleman blanc et chrétien comme lui, ayant perdu son permis de conduire et restant assis sous un pin au lieu de rejoindre en voiture un bar sympa situé en ville ? Un bar avec de vieux amis, ce dont bien sûr il n'avait nullement besoin. Il détestait repenser au temps et à l'énergie qu'il avait vainement dépensés, tout au long de sa vie, à envisager d'arrêter de fumer et de boire pour d'évidentes raisons de santé. De temps à autre – et toujours brièvement bien entendu –, il avait accordé un soin particulier à sa santé. Une fois, quand ils vivaient encore dans le Michigan, il perdit treize kilos en deux mois à force de marcher quatre heures chaque matin, s'arrêtant quelquefois pour fumer une cigarette, comptant les oiseaux qu'il aimait, découvrant des endroits de la Péninsule Nord où il n'avait jamais mis les pieds. L'inconnu est toujours séduisant. Les premiers colons se demandaient sans arrêt ce qui se trouvait au-delà de la colline suivante, au-delà des autres collines. Daniel Boone doit sa réputation au fait qu'il a écumé le pays comme personne. Il a sauvé un village de la famine en allant tuer dix cerfs et ours en un seul jour ; de quoi nourrir tout son monde une bonne semaine.

À l'époque où il grandissait dans le Michigan, son père, un bûcheron aguerri, lui avait mis du plomb dans la cervelle. Quand tu te crois perdu, assieds-toi et calme-toi. La panique entame ton énergie. Regarde comment les arbres ont tendance à pencher un peu vers le sud-est. C'est à cause des vents dominants et des immenses tempêtes qui viennent du nord-ouest et du lac Supérieur.

 

© Flammarion

© Photo : Jean-Luc Bertini

 

 

Quatrième de couverture > Dans l’avant-propos de ce dernier livre publié début mars 2016 aux États-Unis, moins d’un mois avant sa mort, Jim Harrison explique qu’il a décidé de poursuivre l’écriture de ses mémoires sous la forme d’une fiction à la troisième personne afin d’échapper à l’illusion de réalité propre à l’autobiographie.

Souvenirs d’enfance, mariage, amours et amitiés, pulsions sexuelles et pulsions de vie passées au crible du grand âge, célébration des plaisirs de la table, alcools et paradis artificiels, Jim Harrison, par la voix d’un écrivain en mal d’inspiration, revient sur les épisodes les plus saillants de sa vie.

Véritable testament littéraire d’un artiste qui sent la fin approcher, Le Vieux Saltimbanque est à l’image de Big Jim, plus libre et provocateur que jamais, plus touchant aussi, en marge de toutes les conventions

 

Jim Harrison est né en 1937 dans le Michigan. Il a écrit plus de vingt-cinq ouvrages, dont les célèbres Légendes d’automne, Dalva et De Marquette à Vera Cruz. Le Vieux Saltimbanque est le dernier livre publié de son vivant. Il est mort le 26 mars 2016 dans sa maison de Patagonia, en Arizona.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jim Harrison, Le Vieux Saltimbanque, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Flammarion, septembre 2016, 144 vpages, 15 €

 

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