Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jodi Picoult. Extrait de : La tristesse des éléphants


EXTRAIT >

 

À neuf ans, avant de grandir et de devenir chercheuse, je croyais tout savoir, du moins je voulais tout savoir, et je pensais que c’était la même chose. J’étais alors obsédée par les animaux. Je savais qu’un groupe de tigres formait une horde. Je savais que les dauphins étaient carnivores. Je savais que les girafes avaient quatre estomacs et que les muscles d’une sauterelle étaient mille fois plus puissants, à poids égal, que ceux d’un humain. Je savais que les ours blancs du cercle polaire avaient la peau noire sous leur fourrure, et que les méduses n’avaient pas de cerveau. Tous ces faits m’étaient connus grâce aux cartes documentaires sur les animaux du supplément mensuel de Time-Life auquel m’avait abonnée, pour mon anniversaire, mon pseudo-beau-père qui était parti depuis un an pour San Francisco où il vivait désormais avec Frank, son meilleur ami, que ma mère appelait “l’autre femme” quand elle pensait que je n’écoutais pas.

Je recevais chaque mois une nouvelle carte par la poste, et un jour d’octobre 1977, la plus belle de toutes arriva : celle sur les éléphants. Je ne saurais vous dire pourquoi c’étaient mes animaux préférés. Peut-être à cause de ma chambre, de la brousse de son tapis vert de haute laine et de la frise du papier peint sur laquelle dansaient des éléphants de bande dessinée. Peut-être parce que le premier lm que j’ai vu, dans ma toute petite enfance, était dumbo. Peut-être parce que la doublure en soie du manteau de fourrure de ma mère, celui qu’elle avait hérité de sa propre mère, était faite d’un sari indien avec des motifs d’éléphants.

J’ai donc appris, grâce à cette carte Time-Life, l’essentiel de ce qu’il fallait savoir sur les éléphants. C’étaient les plus grands animaux vivant sur la planète et ils pesaient plus de six tonnes. Ils absorbaient de cent cinquante à deux cents kilos de nourriture par jour. Les éléphantes avaient une grossesse plus longue que celle de tous les mammifères terrestres : vingt-deux mois. Ils vivaient en troupeaux, conduits par une femelle matriarche – généralement la plus âgée du groupe. C’était elle qui décidait chaque jour des endroits où ils allaient pour manger, boire ou se reposer. Les petits étaient pris en charge et protégés par les autres femelles du troupeau et se déplaçaient avec elles, mais vers leur treizième année, les mâles se détachaient du troupeau, parfois pour rester seuls et parfois pour former un groupe avec d’autres jeunes mâles.

C’étaient là des faits connus de tous. Mais, emportée par ma passion, je m’étais mise, de mon côté, à creuser le sujet, cherchant toutes les informations disponibles à la bibliothèque de l’école, dans les livres et en interrogeant les professeurs. Si bien que j’aurais pu vous dire, aussi, que les éléphants prenaient des coups de soleil, ce qui expliquait pourquoi ils projetaient de la terre sur leur dos et se roulaient dans la boue ; que leur plus proche parent dans le règne animal était un hyracien, mammifère ongulé à fourrure, assez proche lui-même du cochon d’Inde. Je savais aussi que, tout comme les bébés humains se calment en suçant leur pouce, un éléphanteau suce parfois sa trompe. Et je savais qu’en 1916, à Erwin, Tennessee, une éléphante du nom de mary avait été condamnée à mort par un tribunal et pendue pour meurtre.

Avec le recul, je suis certaine que ma mère était lasse de m’entendre parler d’éléphants. C’est peut-être pour cela qu’un samedi matin, elle m’a réveillée avant l’aube en me disant que nous partions pour une aventure. Il n’y avait pas de zoo près de chez nous dans le Connecticut, mais celui de Forest Park, à Springeld dans le Massachusetts, possédait une éléphante vivante, une vraie, et nous allions la voir.

C’est peu dire que j’étais excitée. J’ai harcelé ma mère pendant des heures avec des blagues sur les éléphants.

Qu’est-ce qui est tout gris et très joli avec des pantoufles de vair ? Cendrillon déguisée en éléphante.

Pourquoi les éléphants ont-ils la peau toute plissée ? Parce qu’ils ne tiennent pas sur la planche à repasser.

Comment fait-on pour descendre d’un éléphant ? On ne descend pas. On tombe.

Une fois au zoo, j’ai couru à toutes jambes et je me suis plantée devant Morganetta, l’éléphante.

Qui ne ressemblait absolument pas à ce que j’avais imaginé.

Ce n’était pas l’animal majestueux qui figurait sur ma fiche documentaire de Time-Life ou dans les livres que j’avais consultés. D’abord, elle était enchaînée au centre de son enclos à un énorme bloc de béton, si bien qu’elle ne pouvait s’en éloigner. Puis elle avait des plaies sur les pattes arrière à cause de ces entraves. Il lui manquait un œil, et elle ne m’a pas regardée avec l’autre. Je n’étais qu’une personne parmi d’autres, venue là pour la voir dans sa prison.

Ma mère était choquée, elle aussi, de la trouver dans un tel état. Elle interpella un gardien, qui lui dit que Morganetta s’était jadis illustrée en participant à des défilés lors des fêtes locales, ainsi qu’à une épreuve de tir à la corde contre des étudiants du coin, mais qu’elle était devenue violente et sujette à des sautes d’humeur en prenant de l’âge. Elle avait frappé à coups de trompe des visiteurs qui s’approchaient de sa cage. Elle avait brisé le poignet d’un soigneur.

J’éclatai en sanglots.

Ma mère me ramena en toute hâte à la voiture. Nous avions quatre heures de route pour rentrer chez nous, après dix minutes passées au zoo.

“On ne peut pas faire quelque chose pour elle ?” demandai-je.

C’est ainsi qu’à l’âge de neuf ans je devins une défenseuse des éléphants. Après m’être rendue à la bibliothèque, je m’assis à la table de la cuisine et écrivis une lettre au maire de Springfield, Massachusetts, pour lui demander de donner plus de place et plus de liberté à Morganetta.

Il ne se contenta pas de répondre à ma lettre. Il transmit sa réponse au Boston globe, qui la publia, après quoi un journaliste me téléphona pour faire un article sur la fillette de neuf ans qui avait obtenu du maire qu’il transfère Morganetta dans un enclos beaucoup plus grand. Je me vis décerner un prix spécial de Citoyenneté lors de l’assemblée générale de mon école élémentaire. On m’invita à retourner au zoo pour une grande cérémonie d’inauguration au cours de laquelle je coupai le ruban en compagnie du maire. Les flashs des photographes qui m’éclataient au visage m’aveuglèrent tandis que Morganetta allait et venait derrière nous. Cette fois, elle me regarda avec son œil valide. Et je compris, tout simplement, qu’elle était toujours aussi malheureuse. Tout ce qui lui était arrivé – les chaînes et les fers, la cage, les coups, et peut-être même le souvenir du jour où on l’avait arrachée à l’Afrique –, tout cela restait avec elle dans cet enclos à bétail, et occupait tout l’espace supplémentaire qu’on lui avait accordé.

Il faut signaler que M. Dimauro, le maire, continua à s’occuper du bien-être de Morganetta. En 1979, après le décès de l’ours polaire de Forest Park, l’établissement ferma ses portes et Morganetta fut transférée au zoo de Los Angeles. Elle y fut accueillie dans un espace beaucoup plus grand, avec un bassin et des jouets, et deux autres éléphants plus âgés qu’elle.

Si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui, j’aurais dit au maire que le fait de mettre des éléphants ensemble ne signifie pas qu’ils noueront des rapports amicaux. Les éléphants ont leur propre personnalité, tout comme les êtres humains, et de même que rien ne permet de penser que deux humains qui se rencontrent par hasard deviendront amis, deux éléphants ne vont pas se lier pour la seule raison qu’ils appartiennent à la même espèce. Morganetta continua à s’enfoncer dans la spirale de la dépression, perdant du poids tandis que sa santé se détériorait. Moins d’un an après son arrivée à L.A., on la trouva morte, un matin, au fond du bassin de son enclos.

La morale de cette histoire, c’est qu’on a beau, parfois, tout faire pour changer le cours des choses, c’est comme si on voulait arrêter la marée avec une passoire.

La morale de cette histoire, c’est que, quels que soient nos efforts, et aussi violemment qu’on le désire... certaines histoires ne finissent jamais bien.

 

© Acte Sud 2017

© Photo : Adam Bousca

 

 

Quatrième de couverture > Jenna avait trois ans quand a inexplicablement disparu sa mère Alice, scientifique et grande voyageuse, spécialiste des éléphants et de leurs rituels de deuil. Dix années ont passé, la jeune fille refuse de croire qu'elle ait pu être tout simplement abandonnée. Alors elle rouvre le dossier, déchiffre le journal de bord que tenait sa mère, et recrute deux acolytes pour l'aider dans sa quête : Serenity, voyante extralucide qui se prétend en contact avec l'au-delà ; et Virgil, l'inspecteur passablement alcoolique qui avait suivi – et enterré – l'affaire à l'époque. Habilement construit et très documenté, La Tristesse des éléphants est un page-turner subtil sur l'amour filial, l'amitié et la perte. Savant dosage de mystery, de romance et de surnaturel, ce nouveau roman de Jodi Picoult captive, émeut et surprend jusqu'à son finale aussi haletant qu'inattendu.

 

Jodi Picoult est née en 1966 à Long Island, dans l'État de New York. Après avoir étudié la littérature à Princeton et les sciences de l'éducation à Harvard, elle se consacre à l'écriture à partir des années 1990. Ses livres sont aujourd'hui traduits en trente-sept langues et se sont vendus à plus de vingt-deux millions d'exemplaires dans le monde. La Tristesse des éléphants est son premier roman publié chez Actes Sud.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jodi Picoult, La tristesse des éléphants, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Girard, Acte Sud, janvier 2017, 446 pages, 23 €

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