Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean Bothorel. Extrait de : Nous avons fait l’amour, Vous allez faire la guerre

 

 

EXTRAIT >

10 mai 1981

Il est minuit passé. Enfin chez moi. Le quartier de l’opéra était étrangement calme. Quel dimanche ! À 17 heures, les premiers sondages sortis des urnes annonçaient un léger avantage à François Mitterrand. À 19 heures, l’avantage se confirmait et la nouvelle s’est répandue dans Paris. Au journal (1), une bande de joyeux lurons menée par le compagnon de France Roque (2), Dominique Harispuru, une sympathique caricature de la droite excentrique, insolente et mondaine, a bientôt surgi dans l’escalier qui monte vers la salle de rédaction en hurlant : « On a gagné ! On a gagné ! On a gagné !... » Tout le monde se marrait, à l’exception de quelques culs serrés prenant l’événement très au sérieux. Dès 20 h 01, les héros du PS pavoisaient tandis que Mitterrand se faisait attendre, peaufinant son entrée en scène. Je me suis rappelé ce mot de PVP (3) : « Un homme qui s’est livré à la comédie du faux attentat de l’Observatoire peut tout oser, et l’homme qui s’en est relevé peut tout espérer. »

Quant à moi, je n’ai pas quitté le journal et me suis fendu de trois éditoriaux. D’abord les deux feuillets traditionnels du « Point de vue du matin » que nous avions prévu dans l’hypothèse d’une réélection de Giscard. En somme, le service minimum. Un pensum nourri de tous les clichés qu’inspire la défaite après une victoire tant attendue. La déception, la tristesse, voire la gueule de bois... Je terminais par un couplet laudatif en direction de Rocard qui, s’il avait été le candidat socialiste, aurait peut-être, etc., etc. Un couplet auquel je n’adhérais pas, n’ayant jamais eu la moindre considération pour les talents que l’on prête à Rocard. Ensuite, cinq feuillets – qui seront publiés ce lundi – célébrant la victoire « historique », évidemment historique, de Mitterrand et signés par Claude Perdriel. Le grand jeu. Dès 15 heures, le « papier » était validé par Claude et Virieu (4). Avec Claude, l’exercice est facile. Il ne modifie quasiment rien. Il a quelques tics : il n’aime ni les conjonctions de coordination ni les adverbes d’affirmation ou de doute, comme « certainement », « assurément », « apparemment »... Enfin, huit feuillets qui feront la une de mardi, signés, cette fois, par Pierre Mendès France. La première version lui a été déposée vers 16 heures, rue du Conseiller-Colignon (5). Elle m’est revenue à 18 heures. En marge, quelques corrections. L’écriture « pattes de mouches » de Mendès m’est toujours aussi difficile à déchiffrer, en dépit de dix années de collaboration. Je l’ai appelé à 18 h 30, l’élection de Mitterrand ne faisait alors plus aucun doute. « Eh bien voilà... Il est là où il a toujours rêvé d’être... Quel Président sera-t-il ? » Je mentirais si je disais qu’une note d’allégresse animait sa voix. Amusant aussi : dans l’article, il a atténué les trois ou quatre phrases où j’avais usé de qualificatifs très gratifiants, voire un peu lyriques, à l’égard du nouveau chef de l’État.

Mendès n’a jamais aimé Mitterrand. Encore moins depuis mai 68, quand celui-ci s’est joué de lui en le poussant en première ligne. L’un et l’autre s’observent depuis des décennies avec autant de mépris que de détestation. Pour Mendès, Mitterrand est un aventurier sans scrupules ; pour Mitterrand, Mendès est un velléitaire donneur de leçons. On verra qu’ils ne feront rien ensemble. Mendès est sans doute content que la gauche arrive au pouvoir, mais il n’est pas heureux qu’elle arrive par Mitterrand. « La gauche, lui ai-je dit au téléphone, est devenue légitime, et c’est tout de même grâce à Mitterrand. Désormais, le peuple de gauche sera légitimiste. Je trouve ça assez drôle, puisque, hier encore, il était révolutionnaire. » Il m’a fait remarquer que ce n’était pas nouveau. Dans l’Histoire, on glisse toujours de la gauche vers la droite... C’est vrai, mais nous le vivons en direct. L’important, aujourd’hui, ce n’est plus le rouge, c’est le rose, et bientôt, ce sera le vieux rose. Je n’ai pas osé lui livrer le fond de ma pensée : en choisissant Mitterrand, les Français ont voulu légitimer le légitimateur de la gauche. Ils vont vite déchanter, mais, aujourd’hui, ils dansent place de la Bastille. À l’Élysée, Mitterrand ressemblera à ces généraux soviétiques qui ont passé l’âge d’avoir des idées et un programme. Il ne sera plus qu’un artiste, cultivant l’art de se maintenir au pouvoir.

Cette soirée électorale, chahutée par un violent orage, par des pluies diluviennes, a pris des allures démiurgiques. Ce qui rend un peu plus bouffonne la victoire d’un candidat dont il n’y a rien à craindre ni à espérer. À la télévision et à la radio, on parle depuis des heures d’une « fête du peuple », d’un « rendez-vous avec l’Histoire », d’un « rendez-vous avec la république ». J’ai noté cette perle de Claude Estier ou de Chevènement, je ne sais : « François Mitterrand est le porteur d’une espérance immense, à la mesure de l’Histoire avec un H majuscule et de la vocation de notre pays ; il est le rassembleur qui va ouvrir la voie du renouveau socialiste. »

Cette idée de « renouveau socialiste » aura surtout l’odeur de la bonne soupe. Parmi les confrères du Matin, beaucoup iront en laper quelques grosses louches. Quoi de plus humain ? Pour le peuple de gauche, le pire eût été de voir, une fois de plus, son rêve se transformer en cauchemar et cette allégresse m’a semblé authentique. Je ne parviens pas à la partager, je n’arrive pas à être de la fête, et la magie des victoires politiques m’est, décidément, fermée. Avant de rentrer chez moi, j’ai pris un verre à l’annexe (6) où consœurs et confrères s’épongeaient au whisky et au rosé. Tout ça se terminera dans quelques plumards dispersés aux quatre coins de Paris.

 

11 mai 1981

Ce matin en me réveillant, j’ai pensé à mai 68. Si les fameux événements ne furent qu’une vessie gonflée de vent, voilà que la génération des soixante-huitards, la mienne, accède aux palais nationaux. Et ce n’est pas, ironie de l’histoire, PMF qui lui ouvre les portes, c’est un cacique de la France profonde, un élève des bons pères, un émule de la droite nationaliste. Un homme qui incarne le libertinage intellectuel. Sa campagne électorale a été, en dépit des cris d’orfraie de quelques seconds couteaux, d’une efficace platitude, affranchie de toute passion idéologique. Giscard, légèrement lesté par « l’affaire des diamants », a été lourdement plombé par Chirac, dont la stratégie relève de la « grande trahison ». C’est-à-dire cette juste et nécessaire trahison que défendaient vigoureusement les révolutionnaires jacobins de 1789, si la « trahison » devait renforcer leur cause. Il y a huit mois, Pierre Bérégovoy me confiait : « Mitterrand met deux conditions à sa candidature. Premièrement, ressouder le PS autour de lui en éliminant Rocard. Deuxièmement, être sûr que Marchais fasse moins de 17%. Quant à sa victoire, il l’assortit également de deux conditions : avant le premier tour, que Chirac aille jusqu’au bout de sa logique, en attaquant frontalement Giscard et, qu’entre les deux tours, il soutienne Giscard du bout des lèvres. » Exactement le scénario qui s’est écrit sous nos yeux et qui a été porté par des publicitaires – dont un certain Jacques Séguéla. Je n’ai jamais vu ce type, mais il est choyé par Perdriel. Les publicitaires ont fait si fort que l’on ne parvenait plus à distinguer au nom de qui et de quoi parlait Mitterrand. Quel héritage revendiquait-il ? Celui de Barrès, de Berl, de Blum ? Quelle France souhaitait-il promouvoir ? Celle de la chapelle perdue dans un paysage doucement vallonné ? Celle des métropoles urbaines ? Bien sûr, on l’a vu, avec plusieurs de ses affidés, ressusciter Jean Jaurès, Jules Guesde, ou essayer de renouer avec l’éloquence cocardière.

À 11 heures, Maurice Bourgès-Maunoury (7) m’a reçu à la banque Rivaud. Son bureau, très ancien régime, tentures et rideaux de velours, donne sur le jardin du Palais-Royal. Je l’ai connu par Mendès France et il me témoigne sinon de l’amitié, en tout cas de la confiance. Il a toujours accepté que j’enregistre certains de nos entretiens. « Si des choses peuvent vous servir ou vous aider, utilisez-les, mais ne me citez jamais» Je respecte scrupuleusement sa requête. Ce matin, une lueur d’ironie bienveillante illuminait ses yeux et en m’accueillant il m’a dit, secouant le bonnet : « Il était temps, il était temps... »

La formule m’a étonné.

« Vous voulez dire qu’il était temps que Mitterrand soit élu ? C’est vrai, c’était son troisième round...

Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça... Vous savez, François est un des rares parmi nous qui n’a jamais eu la moindre activité professionnelle. Il aurait pu, comme Edgar Faure, ouvrir un cabinet d’avocats, et il aurait probablement été un brillant avocat. Ce n’est pas du tout l’idée qu’il a de son destin : la politique est son métier, son seul métier. Or, vivre de la politique comme il vit, ce n’est pas possible. Bon, vous me comprenez. François a eu la chance d’être entouré d’amis riches, voire fortunés, qui ont misé sur lui et qui ont subvenu élégamment à ses menus besoins... Il n’y a rien là de répréhensible. Nous, ici, on lui a donné de-ci, de-là, des coups de main. Patrice Pelat, inconnu du grand public, a su lui aussi se montrer généreux. Vous savez qui est Patrice Pelat ? Pas vraiment ? Pelat a une entreprise, Vibrachoc, qui travaille pour l’aviation, mais il a surtout une épouse joliment dotée. François est, paraît-il, conseiller juridique de Vibrachoc. Autre mécène, André Rousselet, le patron des taxis G7. Chez L’Oréal, grâce à Dalle, François était censé diriger Votre Beauté, la revue des salons de coiffure. Je pense qu’il ignore où sont les bureaux de ce magazine. L’a-t-il parcouru une seule fois ? J’en doute. René Bousquet non plus ne lui a jamais manqué... Bref, il était temps qu’il y ait, pour ses amis, un “retour sur investissement”, comme disent les financiers anglo-saxons. »

Retour sur investissement ? La formule est jolie. Je ne l’ai jamais entendue. Bourgès laisse-t-il accroire que Mitterrand va, d’une façon ou d’une autre, remercier ses généreux copains ? « François est fidèle en amitié. Gare à ceux qui l’auront trahi ! Vos confrères parlent toujours du Florentin Mitterrand, c’est oublier qu’il y a aussi le sicilien Mitterrand. François a son clan, qui déborde largement les rives du PS. Croyez-moi, il n’oubliera pas ses amis... Comment ? On verra bien... »

 

(1) Le Matin de Paris, dont j’étais l’éditorialiste.

(2) France Roque, une amie de longtemps, journaliste, alors responsable du supplément du dimanche du Matin de Paris.

(3) Il s’agit de Pierre Viansson-Ponté (1920-1979). Éditorialiste au Monde, une des meilleures plumes de sa génération.

(4) Claude Perdriel était le fondateur et directeur du Matin de Paris, dont le premier numéro est sorti le 15 février 1977, à la veille des élections municipales. Perdriel avait lancé ce quotidien pour soutenir la gauche en général et Rocard en particulier. François-Henri de Virieu en était le rédacteur en chef.

(5) PMF habitait rue du Conseiller-Colignon, dans le 16e arrondissement de Paris.

(6) Nous avions baptisé l’annexe le bar le Rouergue, rue Herold, où se retrouvaient les journalistes du Matin.

(7) Ancien résistant, ancien député radical, il a été sous la IVe république onze fois secrétaire d’État ou ministre et président du Conseil en 1957. C’est un compagnon de route de François Mitterrand. En 1981, il était directeur général de la banque Rivaud.

 

© Albin Michel 2017

© Photo : Leemage Opale

 

 

 

Quatrième de couverture > Le journal intime de Jean Bothorel explore avec finesse, ironie et liberté, trois décennies de notre vie politique (Mai 1981-Mai 2012).

 

De nombreux acteurs, Mitterrand, Rocard, Fabius, Barre, Chirac, sans oublier Tapie, Balladur, Sarkozy et Hollande mais aussi François Pinault, Vincent Bolloré, Antoine Bernheim ou encore Jean-Edern Hallier, Arielle Dombasle, Philippe Sollers ou Bernard-Henri Lévy y apparaissent au fil de la vie mondaine de l’auteur. C’est raconté avec panache. Et c’est quand il nous fait entrer dans les couloirs de la grande presse parisienne que l’auteur dévoile le plus son esprit ironique qui en fait un chroniqueur averti des jeux du pouvoir.

 

Journaliste au Figaro pendant près de quinze ans, Jean Bothorel obtient en 1993 le Prix Goncourt de la biographie pour son ouvrage Louise de Vilmorin. Il a publié de nombreuses biographies (dont celles de Valéry Giscard d’Estaing, ou de Jean-Jacques Servan Schreiber), et un livre qui a suscité des polémiques, le Bal des Vautours. Il a publié chez Albin Michel une Lettre ouverte aux douze soupirants de l’Elysée.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean Bothorel, Nous avons fait l’amour, Vous allez faire la guerre, Journal, Albin Michel, février 2017, 608 pages, 23,90 €

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