L’impossible définition du mal de Maud Tabachnik, « … d’autant que les saints sont aussi morts que Dieu »

La description de l’éditeur :

Viktor Braunstein, commissaire principal à la Direction des recherches criminelles, est dégradé pour avoir voulu faire le ménage dans la bureaucratie moscovite. Sanction immédiate : il est envoyé en tant qu'adjoint au commissariat numéro 1 de Rostov-sur-le-Don. Braunstein commence juste à prendre ses marques dans ce nouvel environnement et découvrir les mœurs de la province, quand l'actualité criminelle le rattrape... Une jeune femme, Hélène Koskas, est retrouvée morte au milieu des bois. Si son identité et son histoire ne font guère de mystères - elle devait venir gonfler le nombre des femmes slaves sur les trottoirs des capitales européennes -, c'est son corps, mutilé, qui interpelle. Suivant le mode opératoire de l'assassinat, tout laisse à penser que ce crime porte la signature du tueur cannibale, un dangereux serial killer en cavale depuis plus de dix ans. Si le meurtrier le plus recherché de Russie est dans la région, il n'y a aucune raison pour qu'il ne récidive pas dans les jours prochains. L'enquête commence... Un récit sombre au plus profond de la Russie d'aujourd'hui : une nation qui se cherche entre la postérité des tsars, un mythe soviétique décadent et le pouvoir actuel conservateur et autoritaire.

Il y a d’abord ce regard qui vous transperce, un lien qui cherche vos yeux et la sensation que vous serez aimé ou ignoré en une seconde. Nous nous sommes salués, tout le monde la tutoyait, j’ai trouvé Maud trop élégante pour ne pas lui donner de ce vous d’un autre âge qui se construit du respect. Je lui ai ensuite donné le bras pour remonter le boulevard, la main ferme sur un parapluie, et si vous nous aviez croisés vous auriez sans doute entendu nos rires et nos mots. Il y eut nos conversations, nos livres, le whisky d’une fin de soirée.

« Ma question est toujours d’essayer de savoir ce qui est le plus dur pour nos personnages, vous savez, au milieu de toutes ces horreurs ? », « sans doute le retour à la maison, Maud, ce regard des autres qui vous atteint comme si vous portez sur vous l’odeur de l’action, celui de la mort, non ? » lui avais-je répondu.

Maud Tabachnik a souri, encore. Elle est une survivante, beaucoup plus secrète que le personnage qu’elle veut bien montrer. Cela se voit quand vous la suivez dans la foule, cette impression d’un char de combat qui fait le vide devant lui, ou quand elle lève les yeux sur un beau parleur, le sourire en coin : elle sait comment le faire taire, elle n’en fera rien, notera simplement son poids pour le porter jusqu’à la cave.

Sa juste prudence pour l’autre vient d’une réflexion sur l’humanité, celle qui permet les barbaries, celle qui, pourtant, génération après génération, oublie, réécrit son histoire pour recommencer l’indicible.  

« Mais, moi aussi je déteste l’humanité ! », me jeta-t-elle, dans un éclat de rire, avant de me serrer dans ses bras.

Il y a aussi, entre nous, cette tentation de décrire le monde russe par les mots. C’est le sujet de son dernier livre, L’impossible définition du Mal, paru aux éditions de Borée le 17 avril 2017.

Nous sommes dans l’ère post-Ieltsine. Un commissaire, viré de Moscou pour avoir tenté de combattre la corruption, enquête sur le retour d’un tueur en série hérité de l’Union soviétique « c’est qu’à l’époque du socialisme triomphant, les autorités bolcheviques niaient que dans un pays socialiste, les tueurs en série puissent exister ».

Maud Tabachnik nous offre une fresque désabusée de la province russe, loin des clichés et de la caricature des polars occidentaux sur Moscou ou Saint-Pétersbourg. Elle y croque un peuple complexe, tiraillé entre le récit appris de son histoire glorieuse et une situation économique détestable, tirant sa survie sur le renouveau du nationalisme russe, le populisme xénophobe, le tout surnageant au-dessus des réflexes de survie, prévarication, corruption, mafias et politiciens véreux. S’opposent tout au long du roman les générations, celle de la révolution ou de la guerre patriotique, celle des terribles années de la chute de l’Union soviétique, comme celle d’aujourd’hui, radicalisée, rescapée des guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie.

« Je suis officier, j’ai vingt ans et vous pouvez retenir ceci, monsieur : je suis un patriote russe orthodoxe au service de Notre-Seigneur que je sers avec ferveur en priant beaucoup. Et qu’est devenue la Russie ? Vendue aux Juifs, des gens sans patrie ! C’est un complot mondial contre la Russie dirigé par la CIA ! »

Face au commissaire Bronstein, en chapitres courts et en italique, Andreï Tchikatilo, le tueur, se révèle peu à peu. Cultivé, ancien professeur de littérature, cumulant toutes les perversions possibles pour un criminel, il n’en est pas moins supportable, décrit avec soin par ses propres sensations très bien tenues par la construction d’un texte solide. Au-delà du scénario tiré d’une histoire vraie, il s’agit là d’une réussite d’écriture qui garde jusqu’à la fin la distance du lecteur vis-à-vis de la seule fiction romanesque, loin des habituels artifices du genre, hémoglobine et description gore.

« Andrei Tchikatilo a commis les crimes que j’ai évoqués. Je n’aurais pas pu inventer un tel personnage »

Maud Tabachnik est une récidiviste du travail bien fait, pesé et calibré pour faire monter la tension sans tomber dans le thriller page turner industriel, mais j’ai trouvé qu’elle s’affranchissait là du besoin d’offrir une histoire policière seule, pour raconter son temps par les yeux d’un barbare, dernier rejeton d’une humanité qu’elle tente de comprendre.

Peu à peu, Maud Tabachnik nous prépare à la rencontre entre les deux hommes. Elle ne nous brusque pas, elle attend d’être sûre que nous avons tout compris, la nature du mal, son impossible définition quand il est le produit d’une Histoire, d’une sociologie particulière qu’un fou transforme en génie de l’abomination.

Au-delà de ce magnifique titre et d’une écriture travaillée, ce roman est servi par des dialogues dignes des meilleurs scénarii des films noirs. Je l’ai ajouté à mes coups de cœur avec enthousiasme.

J’ai refermé la dernière page en me secouant du rêve dans lequel elle m’avait entraîné. Un dernier souvenir me revenait, celui de ce sourire que je ne pouvais retenir, alors que solitaire dans le train qui me ramenait chez moi, je reçus ce petit message : « Mon ami, je voulais vous appeler, mais des bavards m’ont accaparée… »

Patrick de Friberg

L’impossible définition du Mal, Maud Tabachnik, collection Marge noire, édition de Borée, 329 pages, avril 2017. 

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