Antoine des Gommiers reste pour Antoinette, la mère des deux héros du livre, l'ancêtre rêvé. Elle le considère comme gourou, sage et devin. Il est d'ailleurs magnifié par la tradition populaire  haïtienne. Elle a fait de lui un véritable mythe.

Nul ne sait néanmoins sur quoi la légende d’Antoine des Gommiers repose. Mais les pauvres d'Haïti vivent selon elle. Et pour une part Trouillot reconstitue son existence avec ce qui traîne dans la tradition.

Dès lors, entre l'histoire et la fable, Franky, un des deux fils d'Antoinette, va reconstruire sa légende pour en faire un livre. Quant au deuxième fils – Ti Tony – peu sensible à une telle figure, il évoque le quotidien, ses galères, son art de la débrouille dans la cruauté de Port-au-Prince.

Trouillot développe donc deux stratégies face au réel. Elles s'incarnent par le choix des deux frères. L'un choisit d’aller vers le rêve pour transcender le réel. L'autre y plonge car pour lui reconstruire du mythe est vain. Forcément les deux frères ne se comprennent pas. Mais qu'importe.

C'est pour l'auteur, au delà de la discorde, qu'il fasse beau ou laid, entre le chaos du réel et l'ordre du rêve un moyen d'enfoncer dans le coeur des lecteurs les fêlures d'un peuple qui ne voit jamais d'issues à sa misère.
Se retrouve ici la présence d'une mystique caribéenne. Mais la littérature demeure un engagement profond  en prise avec le réalité et ce qui tue le  pays :  la corruption et la répression

Il faut donc être coriaces et de diverses manières pour subir les lendemains qui déchantent toujours. C'est pourquoi les condamnés par contumace trouvent leur salut comme ils peuvent.
Trouillot les accompagne en semant douceur et violence : ce sont deux manières face au silence de faire vibrer la fiction au diapason d'un peuple dont l'improbable espoir est de sortir du statut d'esclaves de fait.

Cette terre fut pourtant celle où fut proclamé pour la première fois l'abolition de  l'esclavage. Mais les histrions au gouvernail de l'île, les mains sur le ventre et trémolos dans la voix, continuent de crucifier des vies qui n'ont pour solutions que l'exil, la violence ou le rêve. Les trois options sauvent autant qu'elles martyrisent les innocents aux mains vides.

Jean-Paul Gavard-Perret

Lyonel Trouillot, Antoine des Gommiers, Actes Sud, janvier, 2021, 208 p.-, 18 €