"Nos Journaux Cachés 1938-1944" de Maria, Dolly & Olga Razumovsky au cœur de l'Europe en guerre

Témoignages à chaud des trois filles du comte Razumovsky au cœur de l’Europe en guerre, entre Vienne et la Silésie, ces journaux intimes couvrent la période qui va de l’Anschluss à la débâcle du régime National-Socialiste.

Un document intéressant par son écriture sur le vif, d’une homogénéité toute romanesque bien qu’écrit à trois mains. Six années d’une chronique décalée par le caractère insolite de cette famille cosmopolite attachée à l’Ancien Régime, aux premières loges d’un conflit dont elle cerne parfaitement les enjeux.

 « Le pays a été divisé en district. […] Sans parler de la stupidité de cette mesure, le but en est clair : éradiquer tout ce qui rappelle l’Autriche de près ou de loin. Tout ce qui nous rattache à notre passé doit être anéanti, effacé. »

Maria, 2 juin 1938

 Maria, l’aînée, commence son journal à quinze ans, motivée par les prémices de la guerre, dans le souci de laisser une trace à ses descendants elle s’attache à rendre compte chaque jour de la situation. Si les réactions ne peuvent prétendre à l’objectivité la plus stricte et au recul de l’historien, les analyses tirées des faits sont parfois troublantes de lucidité.

Bien qu’admirant Chamberlain elle dénonce clairement l’attitude des alliés et surtout de la France qui ont laissé le champ libre à Hitler, préférant le dialogue et les vaines négociations alors qu’il était encore temps de faire barrage. Les discours de Goebbels sont passés au crible et les jeunes filles relèvent les lapsus et les aberrations de la propagande dont elles ne sont pas dupes, comme lors des funérailles nationales de Rommel « officiellement » mort d’une blessure dont il s’était pourtant « officiellement » remis auparavant.

Elles s’étonnent ainsi souvent que les gens puissent être si naïfs et aveugles pour croire les mensonges toujours plus gros colportés par la radio et jusque dans les classes de cours. Le matraquage médiatique comme le black-out complet de l’information sont l’essence même du système.


Si le Traité de Versailles en 1918 fut cruel envers les allemands, elles trouvent la vengeance d’Hitler d’autant plus honteuse envers les français. Si l’honneur n’est pas un vain mot pour Maria, la mesquinerie consistant à refaire les mêmes erreurs est à ses yeux inacceptable.

L’humeur des jeunes filles est forcément calquée sur la nature des événements, leur moral tient essentiellement aux aléas de l’actualité glanée ça et là, entre la mort du « boucher Heydrich », l’attentat manqué du colonel Von Stauffenberg ou l’insurrection de Varsovie, rien n’échappe à leur soif d’être au plus près du théâtre des opérations, chaque coup porté a Hitler est une raison de tenir en soi.


Vouant une égale hostilité pour les nazis et les bolcheviques les jeunes filles sont écartelées par l’absurde de la situation : la crainte de perdre les amis qui se battent pour l’Allemagne dont elles souhaitent la défaite rapide tout en subissant les attaques alliées, tandis que sur le front l’étau se resserre, les russes approchant dangereusement ; il ne s’agira pas de choisir entre la peste et le choléra. Il faut pourtant jouer le jeu. Les dénonciations vont bon train. Alors on tend le bras en essayant de ne pas rire et on accepte les corvées sans broncher.

Ce document est aussi l’histoire d’une famille : une mère russe et un père d’origine juive dont elles ne cesseront de s’inquiéter lorsque les mesures à leur encontre deviendront de plus en plus claires ; une famille qui s’étend au quatre coins de cet Est déchiré où chaque ville qui tombe se relève sous d’autres drapeaux.

Ce sont les réfugiés que l’on accueille à Schönstein, ainsi que les garnisons de soldats, tandis qu’un oncle agonise alors que les bombardements font rage. Elles se doutent pourtant que leur situation pourrait être pire et ne se plaignent que rarement ou alors au nom de cette humanité qui s’entre-dévore ou d’une capitale défigurée ; entre l’abattement et l’espoir viennent se glisser parfois des prières d’une profonde sincérité. Les filles le savent pourtant : après la guerre il n’y aura certainement plus de place pour elles dans ce monde résolument nouveau.


En fond, on assiste à la transformation des jeunes diaristes quittant peu à peu l’adolescence en laissant éclater leurs personnalités propres, leurs aspirations. Si les propos relatifs à la guerre vont dans le même sens, les bouleversements intérieurs tranchent par leur intemporalité et leur apparente légèreté.

Entre les couvre-feux et les travaux forcés ce sont quelques idylles, un concert à l’opéra, la lecture d’Anna Karenine, ou une veillée de Noël à l’ombre d’un sapin décoré de mystérieuses lamelles métalliques, larguées par les alliés, qui ponctuent les pages de touches bleutées, car il faut bien continuer à vivre.
Un texte déroutant par sa maturité et sa dignité.

Arnault Destal

Maria, Dolly & Olga Razumovsky, Nos Journaux cachés, Les Editions Noir sur Blanc, novembre 2004, 276 pages, 20 €
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