Censure et cinéma, dans la France des Trente Glorieuses : 1945-1975

Quand passent les ciseaux

 

A force d’évoquer le Code Hays qui réglementa le cinéma hollywoodien en tentant de l’étouffer, on en oublie que notre beau pays de libertés fut pendant longtemps soumis à une censure aussi draconienne qu’aveugle (ce qui est ennuyeux quand il s’agit de films). Frédéric Hervé s’est penché sur la commission de censure des « trente glorieuses » c’est-à-dire 1945-1975 donc, concrètement les lendemains de guerre jusqu’à l’apparition du X infamant.

Il l’a fait avec une précision remarquable. Au lieu de reprendre les sempiternelles mêmes histoires, il est allé fouiller dans les archives de la commission, exhumant procès-verbaux et courriers. Cela aboutit à une vision inédite du travail de ces messieurs et de ces dames chargés de jauger des œuvres. Sur 500 pages (écrites en petits caractères !), les films abondent, les commentaires aussi. Au passage, Hervé casse quelques légendes, rétablit des vérités.

Dans cet incroyable lot, il y a les films connus (La Religieuse, La Jument Verte, Un condé, les Godard mais aussi des films étrangers considérés comme « audacieux » sinon « osés ») et une foultitude d’œuvrettes qui eut maille à partir avec dame Anastasie. De rudes et passionnants combats.

De ce brillant exposé, la censure française ne ressort pas grandie. Sous prétexte de moralité, de défense des bonnes mœurs, de sauvegarde de nos « chères têtes blondes », elle a fait vraiment n’importe quoi. L’on découvre notamment dans cet ouvrage qu’elle veillait aussi à la défense de l’image de la France à l’étranger et, pour ce faire, interdisait certaines productions à l’exportation ! On note aussi que les « colonies » n’étaient pas traitées de la même manière que la métropole, de même que la province était sous-considérée par rapport à Paris.

Tout cela dénote des mentalités archaïques, des comportements moyenâgeux. Pourtant ces ayatollahs de la pensée, ces empêcheurs de créer sévirent il y a moins d’un demi-siècle. C’était hier mais c’était une autre époque. L’évolution des mœurs françaises leur a donné tort et c’est tant mieux. Ces censeurs avaient des crinolines dans la tête et des cannes à pommeau ailleurs.

On apprend également que leur arme favorite était l’interdiction totale. A la limite imposer des seuils d’âge (interdit aux moins de 13, 16 ou 18 ans) peut-être compréhensible mais interdire d’exploitation un film semble relever de l’abus de pouvoir. Eh bien non, ils ne se sont pas gênés. Peu importe les millions investis, l’intention de l’auteur, etc. Au rebut !

Le corolaire, tout aussi scandaleux, de cette menace est la coupure – plus souvent les coupures : le film sera admis après amputations de certains passages. A en rester pantois ! Qui sont ces gens qui se permettent de tronquer une œuvre selon leur bon vouloir ? En fait, le livre le révèle, ce furent pour la plupart des fonctionnaires timorés et inféodés à leur ministre de tutelle. Préférant faire carrière dans le feutré plutôt que de soutenir l’art ou l’industrie cinématographiques. Un film doit être pris et jugé dans son entier. A partir de là, on décide du seuil d’âge. Le couper, le traficoter n’est digne que de producteurs margoulins. Il y eut pourtant des exemples célèbres (ne concernant pas la France) : les scènes « ambiguës » (parlant d’homosexualité) de Lawrence d’Arabie et de Spartacus furent coupées à la hache. Chez nous, on envisagea de demander des coupes à Ingmar Bergman ou Sergio Leone, ce qui parait incroyable. Historique, hélas.

Bref, pendant longtemps en France il ne fut pas bon de parler de sexualité, de drogue, de dénigrer les fonctionnaires, de ridiculiser l’armée, de dénoncer les scandales politiques. Un cinéma aseptisé, des films propres dans une France propre, voilà ce à quoi rêvaient les censeurs. Heureusement les gens de cinéma les combattirent pied à pied et tout l’ouvrage prouve qu’ils eurent raison. Beaucoup entrevoyaient déjà ce que seraient les films de demain, affrontant des obtus aux yeux vissés sur un passé aseptisé.

Outre ces querelles et ces luttes, le livre atteint une dimension quasi surréaliste quand les censeurs se mêlent de critiques. Untel juge le sujet sans intérêt, un autre dénonce la platitude de la réalisation… On ne leur demande rien si ce n’est de définir l’âge des publics mais ils ont besoin de se justifier, de se gargariser, de se donner une importance cinéphilique qu’ils n’ont pas.

L’auteur n’a pas tout à fait tort quand il définit la censure comme « coproductrice » du cinéma français. Dison qu’elle en fut le gardien obligeant les films à suivre des rails rouillés. C’est un élément à prendre en compte quand il s’agit d’évoquer le septième art. Tous les films entre 1945 et 1975 furent élaborés avec un œil du côté de la censure. Certains auteurs parvinrent à la contourner habilement, d’autres durent se soumettre. La liberté de création était (et est toujours) un vain mot.

Le travail de Frédéric Hervé, fouillé, précis, ne peut être remis en cause. Tout amateur de cinéma s’en délectera. Je lui reprocherai une écriture un peu trop universitaire qui alourdit la lecture. De la décontraction dans la plume eut fait du bien. Pour autant, l’ensemble n’a rien d’austère. D’autre part je regrette, voire m’étonne, de certains manques. L’Essayeuse de Serge Korber fut non seulement interdit mais la copie fut brulée (cas rarissime du cinéma français), or il n’en est pas question ici. Sans doute parce que le film n’eut même pas le droit de passer le cap de la commission de censure. Parmi les nombreux sujets étudiés (famille, mœurs, jeunesse, prostitution, sadisme…) manque l’alcool ! J’aurais aimé lire les rapports suite à la première vision d’Un singe en hiver. Mais c’est mon côté audiardphile…

En tout état de cause, Censure et cinéma fait partie de ces (rares) livres indispensables pour mieux connaitre et mieux comprendre le cadre dans lequel se sont construits tant de films. Un livre solide grâce auquel on peut bâtir de nouvelles réflexions.

 

Philippe Durant


Frédéric Hervé, Censure et cinéma, dans la France des Trente Glorieuses, Nouveau monde, mars 2015, 544 pages, 25 €

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