L’Aleph du monde selon Olivier Rolin

Dans le fracas quotidien, il me paraît obligatoire de devoir faire des pauses quoiqu’en pense mon ange silésien qui affiche sur sa bibliothèque Toujours plus vite, titré sur le bandeau d’un livre dont j’ai oublié et l’auteur et le nom… Olivier Rolin, parti en retraite au Portugal, laisse divaguer son esprit, se joue des souvenirs comme de l’inspiration, mais puise surtout son matériau principal dans des dizaines de carnets noircis au fil des années, objets-témoins sans quoi rien ne serait possible, la mémoire étant une fille dissolue à qui ne jamais faire totalement confiance…
Ce qui m’a incité à jeter un œil sur les carnets de bord que je tiens depuis 1988, et quelle stupeur sur mes emplois du temps dont si peu de choses, finalement, me sont restées.
Une existence tiendrait alors en quelques feuillets ?
Quel effroi de découvrir que nos aspirations premières finissent morcelées, éclatées au meilleur des cas, quand ce n’est pas tout simplement enfouies sous des terreaux de bonnes raisons pour justifier l’incompétence, la lâcheté, la peur, la facilité à se laisser porter par le mouvement…
Embrassant derechef le monde – après l’avoir inventé en 1993 – Olivier Rolin fait sienne la phrase de Claudel : Car à quoi sert l’écrivain, si ce n’est à tenir des comptes ? Que ce soit les siens ou d’un magasin de chaussures, ou de l’humanité tout entière.

Est-ce le passage d’un certain âge vers un âge certain qui pousse un écrivain à tenter de remettre de l’ordre, tant dans ses idées que dans les desseins successifs qui ont conduit à le mettre dans sa position actuelle ? Que ce soit Siri Hustvedt dans un roman-gigogne ou Olivier Rolin dans ce roman-somme, la tentation d’Antimémoires s’accompagne de la frustration de n’avoir pas écrit le livre qu’il fallait, comme Marguerite Duras qui écrivit L’amant de la Chine du nord bien après s’être déjà racontée dans L’Amant et encore avant dans le Barrage contre la Pacifique, souvenirs d’enfance revisités… N’allez pas croire que l’écrivain se place systématiquement au centre du récit, même s’il en est le noyau, car il laisse germer tant et tant de fils divers que des ensembles, parfois disparates, euclidiens, complexes ou déchirés, se dessinent pour donner à lire une mélodie autrement plus puissante qu’un simple mémorandum…
Ce temps traversé se fait aussi au dépend des amis qui meurent, dont l’absence pèse et, paradoxalement, rend l’auteur de plus en plus léger, plume prête à s’envoler, et les mots s’invitent plus aisément sur la page, composant cet opus qui est un livre sur le monde et sur l’éloignement du monde. N’est-ce pas le rêve de tout un chacun d’arriver à se détacher pour gagner sa liberté ? « Sans l’incurable tendance du cœur humain à se poser des questions, j’aurais pu être suprêmement heureuse », se souvient un personnage d’une nouvelle d’Henry James. Vérité à méditer… Sauf que. La vie n’est pas une ligne, une trajectoire, elle est un arbre infiniment ramifié et feuillu, une chevelure immense. Et de toutes ces vies croisées, dont les fragments sont rapportés et tissés dans un camaïeu littéraire, Olivier Rolin reconnaît sa dette, solidaire ; l’en voici tout imprégné, conscient de cette infime par de lui qui continue à vivre au Pérou, au Soudan ou en Russie…
D’où une certaine nostalgie qui le pousse à revenir et revenir encore et encore sur ses pas, et à dénoncer la maladie actuelle qui insulte ce sentiment qui est celui d’Ulysse, l’inventeur du nostos, du retour. Basta de ce présent frelaté ! Car revenir, repasser par où on a passé longtemps auparavant, c’est prendre la mesure du temps, qui est comme on le sait LE matériau de tout écrivain. Nous sommes tous tramés de passé, qui est aussi la matière même de la littérature.

Hé oui, tout est littérature, et tout est dans la littérature, une maxime que l’on devrait imposer en ouverture de toutes les applications numériques pour rappeler que de son éloignement naît la fin des mondes. Avec quoi, d’ailleurs, n’a-t-elle pas de rapport, la littérature ? Olivier Rolin trouve la juste description, le rapport infime mais ténu entre tel écrivain ou tel livre pour nous permettre d’appréhender au plus près sa perception de l’endroit. Réminiscences de ses lectures d’Homère chaque matin dans la khâgne du lycée Louis-le-Grand (tiens, pourquoi des associations de cinglés n’ont-elles pas encore demandé qu’on débaptise cet établissement ?) nous démontrent combien un enseignement classique est la pierre angulaire de notre société, de notre culture en cours de destruction… on se souvient d’un ancien ministre qui venait de lire Zadig & Voltaire (sic).

Ainsi, pour ne pas devenir fou, il faut donc partir pour (sur)vivre, antienne d’Olivier Rolin, las des représentations comiques de cette cascade dramatique de mépris et d’humiliation incarnée dans ce qu’on appelle la société, aussi fuit-il les modes, engouements, actualités et autres syncrétismes normatifs contemporains pour tenter de trouver dans l’éloignement un semblant de réponse au sens de la vie, car vieillir, c’est faire l’expérience de cet éloignement : comme une côte vue d’un bateau qui prend le large, le paysage lentement s’estompe – tout comme la langue. Or, c’est ici un festival du mot précis, choisi, un pied-de-nez à l’écriture actuelle, vulgaire et inclusive ; les digressions et métaphores se renvoient la balle entre deux citations, sans que cela ne soit ni pompeux ni rasoir mais bien au contraire : jouissif !

François Xavier

Olivier Rolin, Extérieur monde, Gallimard, août 2019, 301 p. – 20 €
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