Pascal Quignard, lettre à lettre

L’œuvre de Pascal Quignard est doublement exigeante. A l’évidence pour lui d’abord, qui la pense, la porte dans l’intime, lui donne son souffle, la compose au fil des années, l’écrit sans rupture de temps, en toute liberté créatrice. Une œuvre bâtie avec ce qui justifie sa démarche et lui donne sa portée : des mots. Un « matériau » qu’il tient pourtant à distance comme il dit. « Les mots pris comme antidote aux maux indissociables de l’avancement de la vie, de l’effacement irrémédiable des forces ». Pour celui qui la lit ensuite, invité en permanence à se mettre au niveau du rythme, du foisonnement, des références, des citations qui sont le socle de cette œuvre. Invité à pénétrer dans ce monde complexe et foncièrement original, à accepter de s’ouvrir à l’inconnu ou l’étrange avant d’aborder ce rivage aussi périlleux qu’accueillant. Ardue, déroutante souvent, il s’agit d’une œuvre qui est au sens vrai du terme inclassable, ne se raccrochant à rien sinon à elle-même, pour son érudition, ses sonorités, ses ambivalences, ses ellipses, sa profusion, son questionnement final de la vie né de son émerveillement initial envers celle-ci.

 

Prix Goncourt 2002 pour Les ombres errantes, célèbre entre autres ouvrages pour son roman Tous les matins du monde adapté au cinéma par Alain Corneau, Pascal Quignard rappelle dans une de ses interviews qu’il a eu pour maître à Nanterre Emmanuel Lévinas. Après mai 1968, ayant décidé de ne pas enseigner la philosophie, il devient lecteur auprès de Robert Gallimard. La philosophie est donc au départ son domaine, un domaine qu’il a agrandi et ensemencé, un territoire privé qu’il a borné et labouré sa vie durant, en passant progressivement de la société à la solitude.

 

Pour beaucoup de ses lecteurs, chacun de ses livres est « une fête mentale ». Un des charmes de cette œuvre est que partant de faits qui seraient pour beaucoup ordinaires, elle en transforme la substance en rêves, en histoires extraordinaires, en contes imaginés, en fragments qui prennent la dimension d’un tout unifié mais multiple, conduit ou plutôt aimanté par ce style qui lui est résolument propre. Voici le Dit de Quignard comme il y avait eu au XIème siècle au Japon le Dit du Genji. Se rencontrent pour dialoguer, faire valoir une idée, relancer l’analyse, simplement constater, les éléments cardinaux de son vaste savoir, la poésie, l’étymologie, la mythologie, le latin, la psychanalyse, le grec, les textes sacrés, la musique et la peinture, ces dernières étant des points d’accroche et des repères significatifs dans son existence. De manière discrète, elles sont au rang des plus belles affections de l’écrivain et parcourent son travail en filigrane. Bach côtoie ici Georges de La Tour.

 

Par des approches personnelles, des regards exclusifs, avec des fortunes diverses ce qui rend des textes plus attrayants que d’autres, les auteurs qui participent aux défis de ce livre se saisissent en quelque sorte d’une lettre de l’alphabet, la rattachent à un nom, à un objet, à un lieu, à un animal. Apparaissent ainsi au tournant des pages Eschyle, Stendhal, les sœurs Brontë, la comtesse de Ségur, Fukushima, l’Eden, Sens, le sanglier. Ces collaborateurs unis autour de la même culture patiemment commentent, irriguent le terrain, décomposent et renvoient le lecteur à des mots-clés et des titres publiés. Trois cents entrées ordonnées selon l’alphabet mais choisies librement permettent de découvrir ou de mieux comprendre, pour autant que cela soit possible et facile, l’univers de celui qui estime qu’« un intellectuel est un homme qui, en plus de vivre sa vie, cherche à penser sa vie ». Heureusement, il n’y a pas que les intellectuels qui s’essayent à suivre ce sage précepte. 

 

Une lecture qui convoque l’effort, requiert indéniablement des connaissances, de la curiosité, le désir de parcourir une partie de ce continent d’écriture. Comme pour le Goncourt jugé alors « pour intellectuels », ce dictionnaire se révèlerait presque « inaccessible au commun des mortels » si on n’y trouvait des réponses et des explications séduisantes, sensibles, humaines. Pascal Quignard parfois ajoute un fait personnel, donne une précision, relate un souvenir, se juge, ce qui ajoute une manière de familiarité à ces hauteurs de concepts et ces procédés de langage. Quelques-uns de ses dessins « au crayon et au thé » qui dilue délicatement les contours des figures et des gouaches contrastées mêlés à d’autres œuvres d’artistes agrémentent en rompant sa sévérité  cet épais volume. Des centaines de pages denses. Toutes ne se valent pas. On lit, on entend en arrière fond les mouvements de la pensée. On peut aller lentement, vite, sauter une lettre, y revenir. On peut abandonner, mais on donnerait raison à l’écrivain qui estime que « c’est de l’intérieur de soi que vient la défaite ». Une nouvelle performance, un terme que Pascal Quignard connait bien.

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction de Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantz, Dictionnaire sauvage Pascal Quignard, édition Hermann, 776 pages, 34 illustrations, décembre 2106, 38 euros.

 

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