Patrick Besson. Extrait de : Puta Madre


EXTRAIT >

 

Qu’aurait dit Virginie contre la chambre ? Il n’avait pas envie d’en changer. Elle l’aurait peut-être fait. Qu’est-ce qui lui aurait déplu dans celle-là ? L’étage peu élevé ? Les lits jumeaux ? On devrait les appeler des lits mariés car ce sont les mariés qui dorment dedans, pas les jumeaux. Il avait séjourné dans beaucoup d’hôtels et ne se souvenait pas d’y avoir jamais croisé un seul couple de jumeaux.

Il hésita entre appeler Virginie, lui écrire ou lui envoyer une photo. Il lui dirait : « C’est triste de voyager sans toi. » Non, elle prendrait la phrase comme une provocation. Ne venait-il pas, au cours d’un déplacement professionnel dans le Limousin, de la tromper avec une strip-teaseuse ? Il vanterait plutôt le charme de l’établissement, de ses trois piscines, de la plage immense. Lui écrirait-il : « Bien arrivé sans toi au paradis » ou « Bien arrivé sans toi en enfer » ? Les deux phrases étaient vraies. Pour la photographie : la chambre ou la vue ? Il se décida pour la vue mais ne la prit pas car il eut un message de la chaîne. On venait de vendre La Mort vagabonde en Allemagne. La Mort vagabonde était la cause de tout. S’il n’avait pas reçu le prix Léo-Malet du meilleur scénario de téléfilm policier au festival de Limoges, il n’aurait pas couché avec la strip-teaseuse, du coup Virginie n’aurait pas eu l’occasion de se fâcher contre lui et n’aurait pas refusé de l’accompagner à Cancún pour fêter leur troisième anniversaire de pacs, comme c’était prévu depuis des mois. Il laissa 20 pesos à l’employé qui avait porté son bagage pourtant léger.

 Muchas gracias, señor.

Les vieux Français, dans les pays hispaniques, s’entendent à tout moment rappeler leur état de senior. Mais lui, il n’était pas vieux. Quarante et un ans le 13 octobre suivant. Ce qui ne l’empêchait pas d’être chauve. Il y a beaucoup de chauves, en France, dans les milieux du cinéma et de la télévision. Il se demandait si c’était pareil dans les autres pays.

 De nada.

 Buenas tardes, señor.

 Tú también.

Aurait-il plutôt dû dire usted ? Le jeune Mexicain lui sourit avec chaleur, comme quelqu’un qui n’a pas connu son père. Il eut envie de se coucher. En France, il était une heure du matin. Il se força à sortir pour dîner, bien qu’il n’eût pas faim. L’idéal serait, après le repas, de boire dans les bars de Caracol, d’arriver ivre au bout de la nuit et de s’écrouler de sommeil à l’aube dans sa chambre du Los Días Resort & Spa. Ainsi, à condition de se lever vers midi et de ne pas se remettre au lit avant dix heures du soir, vaincrait-il tout de suite le jet lag est-ouest, plus coriace que son homologue ouest-est.

Dans l’ascenseur grand et froid comme le congélateur d’un abattoir, il se sentit seul. C’était la première fois depuis de nombreuses années qu’il se retrouvait en vacances à l’étranger sans une femme. La solitude est la compagne du début ou de la fin de vie, pas du milieu. À quarante ans, on a quelqu’un avec qui dormir et avec qui parler, c’est à vingt et à soixante qu’on déambule seul sur la planète, imaginant l’avenir ou se souvenant du passé. Il fit en lui-même la liste de tous les endroits où il était allé avec Virginie lors de week-ends en Europe ou de séjours en Asie ou en Afrique concoctés par elle sur Internet. C’est Virginie, du reste, qui avait finalisé ce voyage mexicain. Il la revit debout, assise ou couchée auprès de lui, dans sa grâce sèche de brune mince au visage régulier. Lui manquaient sa douceur, son calme, son autorité, sa majesté. Il commença à lui écrire mais son iPhone lui rappela sa faute, car c’était avec lui qu’il avait filmé la strip-teaseuse en levrette au Royal Limousin, court-métrage parlant – on entendait les encouragements du protagoniste masculin – sur lequel Virginie était tombée par hasard. Il se reprocha d’avoir cédé à l’euphorie de recevoir un prix. Il en avait déjà eu un de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) en 2003, mais c’était pour une pièce de radio diffusée sur France Culture.

Dans le lobby, il rencontra Pom Laporte.

– Que fais-tu à Cancún ? demanda-t-elle.

– Je te suis depuis Paris.

C’est ce qu’aurait répondu son personnage dans un téléfilm dont il aurait été l’auteur, mais l’Eurasienne parut insensible à son humour décalé pour lequel il espérait recevoir, dans un proche avenir, le prix Jean-Poiret du meilleur scénario de téléfilm comique du même festival de Limoges. Il se demanda s’il rendrait de nouveau visite à la strip-teaseuse. Elle se déshabillerait sans doute dans une autre ville.

Pom était une ancienne amie de Virginie. Elles s’étaient disputées à cause de lui car c’était pour la seconde qu’il avait quitté la première lors de la Saint-Sylvestre 2006. Il y avait une fête chez un compositeur de musiques de film, avenue Junot. Maximilien Cueto – il portait son prénom comme une croix, surtout au Mexique – y était arrivé en compagnie de Pom avec qui il ne faisait plus l’amour et il était reparti au bras de Virginie avec qui il ne le faisait pas encore. Pom n’avait, de sa vie, jamais été quittée. L’opération à laquelle, dans la brume de la vodka et la glissade de la cocaïne, se livra Maximilien avenue Junot assura pour toujours à celui-ci, dans la conscience de la jeune femme, une place privilégiée : celle du seul homme qui, avec son père, l’avait fait pleurer. Le père de Pom était un enfant lao adopté par un couple de coopérants français, les Laporte, à Vientiane en 1962. Il avait épousé une Bretonne en 1983, union d’où était sortie, le 12 juin 1985, la femme splendide qui se trouvait à présent devant Maximilien dans le lobby du Los Días. À chaque fois qu’il la croisait dans une soirée parisienne, il se demandait pourquoi il l’avait quittée et ne trouvait pas de réponse, tellement sa beauté le fascinait, puis il comprenait que cette beauté était la cause de leur séparation ; il y était trop sensible, elle l’aveuglait, l’étouffait, l’empêchait d’être lui.

– On a réservé pour quinze jours avec Virginie, dit-il.

– Quinze jours à Cancún ? Vous allez vous embêter.

– Pourquoi ? Tu y es depuis combien de temps ?

– Une semaine. On part demain. On n’en peut plus.

– On ?

– Nicolas Désesquelle et moi. Tu ne savais pas qu’on était ensemble ?

– Si.

– On vient de se marier.

– Pourquoi ?

– Je suis enceinte. Entre autres raisons. À propos, félicitations pour ton prix à Limoges. Je m’ennuie tellement ici que je t’ai googlisé. On a téléchargé le film avec Nicolas, mais on ne l’a pas encore regardé.

– Téléfilm.

– Si tu veux, on se le passe ce soir tous les quatre.

– Non, merci. Je l’ai déjà vu une dizaine de fois. Je sais qui est l’assassin.

– Ne me le dis pas.

– En outre, Virginie n’est pas avec moi.

– Elle arrive quand ?

– Je ne sais pas. On s’est disputés.

– Il faut que tu me racontes ça. Nicolas peut vous aider. Il a aidé un tas de gens.

– Je sais. Je le vois parfois à la télévision.

Il lui sembla qu’une onde de plaisir parcourut Pom et il se dit qu’elle devait avoir la même à chaque fois que quelqu’un, surtout si c’était un de ses ex, lui parlait des apparitions de son mari à la télé.

– Où est-il ? demanda Maximilien.

– Il lit ses mails dans la chambre. Il n’avait pas allumé son iPhone depuis trois jours. Il en a pour des heures.

– Tu as le temps de boire un verre avec moi, alors ?

– Oui. Je me contenterai d’un jus de fruits, à cause de mon état.

Il lui prit le bras. Ce bras qui avait été à lui. Qui avait été lui. Et qui était maintenant à quelqu’un d’autre. Qui était quelqu’un d’autre.

– C’est incroyable de se retrouver à Cancún, dit Pom dont il sentait qu’elle avait envie de lui retirer ce bras qui n’était plus le sien, mais n’osait pas le faire par peur de le blesser trop, car elle avait envie de le blesser mais pas trop.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers le bar de l’hôtel, elle répétait :

– C’est insensé d’être ici avec toi… Insensé…

Ses deux cultures, la bretonne et la laotienne, étaient habitées par la magie, le surnaturel. Pour elle, les coïncidences n’existaient pas et le hasard était un mot inventé par les joueurs de roulette. Tout, dans l’existence, relevait d’un ordre supérieur et si elle avait croisé son ancien amant à Cancún, cela avait un sens, s’inscrivait dans un programme. Et donc demandait à être analysé. Éclairci. Célébré ? Maximilien était content qu’elle fût mariée et enceinte, sinon elle aurait peut-être voulu, pour complaire aux dieux celtes et à Bouddha, qu’il se sépare de Virginie et reprenne la vie commune avec elle, bien qu’elle n’en eût guère envie et lui encore moins.

Elle commanda un licuado d’orange et de pamplemousse parfumé à la muscade et allongé de lait. Il hésita entre la tequila et le café. Il finit par se décider pour le café. Il avait besoin de tenir le coup. Il regarda son iPhone. Virginie n’avait ni appelé ni écrit. Il devrait lui envoyer une photo de lui avec Pom. Elle rappliquerait par le premier avion. Ou écrirait sa lettre recommandée de rupture de pacs. C’est le problème du pacs par rapport au mariage : il se rompt trop facilement. Il est à la merci de la moindre saute d’humeur et Maximilien avait l’impression que les femmes européennes de l’âge de Virginie et de Pom n’avaient que ça, des sautes d’humeur.

Autour d’eux des touristes, majoritairement des Américains du Nord et des Canadiens, s’échauffaient à l’aide de margaritas, de tequilas sunrise ou de petits verres de tequila bianco. Sous leurs traits vieillis et leurs yeux gonflés, Maximilien distinguait les anciens profils méchants de fêtards de la génération de ses parents déjantés. Ils avaient passé la journée à Cozumel ou dans l’île des Femmes, les plus audacieux d’entre eux s’étant risqués jusqu’à Chichén Itzà. Les Mayas, expliqua Maximilien, étaient les bons Indiens, et les Aztèques les mauvais, du moins était-ce ce que les historiens occidentaux de la conquête du Mexique par Hernán Cortés au XVIe siècle avaient tenté de faire croire afin d’innocenter les Espagnols d’au moins une moitié du génocide dont ils s’étaient rendus coupables (24 millions de morts sur une population locale de 25 millions d’habitants). Les crimes contre l’humanité étant imprescriptibles, continua-t-il, il était temps que les juges de La Haye convoquent l’État espagnol, à travers son Premier ministre, voire le roi Juan Carlos, devant leur tribunal afin qu’ils répondent des crimes commis autrefois en leur nom sur les peuples mayas, aztèques et autres.

Un homme, à une table voisine, semblait intéressé et amusé par la harangue de Maximilien. Le Français croisa son regard. L’autre leva son verre de margarita et dit en français, avec un léger accent anglo-américain :

– À votre santé.

 

© Fayard 2013

© photo : Éric Le Brun / Light Motiv

 

 

Quatrième de couverture >

« Un Américain vient soudoyer la victime d’une agression commise par sa fille psychopathe, vous lui servez d’entremetteur, votre petite amie française couche avec lui, ils sont retrouvés morts tous les deux sur la route après avoir passé la nuit ensemble à l’hôtel où vous vivez. Ça fait beaucoup, non ?

— Beaucoup de quoi ? »

P. B.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Patrick Besson, Puta Madre, Fayard, février 2013, 172 pages, 15 €

 

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