Pierre Servent : « Tu n’es pas le fils de la guerre, tu es la Guerre. Tu n’es plus l’otage de cette garce, tu en es le taulier. »

 

Je n’aime pas le roman ou le polar actuel, celui du nombrilisme bourgeois ou celui du fait divers. Je m’en suis déjà confié. Il manque à tous ces textes le message que l’auteur, quand il devient écrivain, ne cherche plus à cacher, cette douleur ressentie qu’il vous faut expulser. Le manuscrit, quand il est écrit avec ses tripes, est la meilleure des psychanalyses, sinon, il reste dans le quelconque, il rend nécessaire l’artifice, ce chapeau de Nothomb qu’est le litre d’hémoglobine du tueur en série, le sexe glauque du flic alcoolique que sa femme a quitté, la mode du médiocre.

Le testament Aulick de Pierre Servent entre sans hésitation dans mon classement des travaux sans chapeau, ceux du vrai sang et des larmes versées pour que le mot hésitant devienne phrase, le récit, œuvre littéraire. Attention, le bonhomme écrit beaucoup, mais ce fut son premier roman publié, d’où ma surprise.

Je ne vous parlerai pas en détail de Pierre Servent. Vous trouverez beaucoup sur lui, un peu partout, apprendrez qu’il est aussi un officier passionné par la conduite des hommes, une génération étrange qui a disparu, celle des combattants de la Réserve envoyés comme leurs frères officiers de carrière sur presque tous les fronts, une originalité de la France républicaine maintenant disparue. Je n’ai pu oublier ce fait en lisant son roman, par exemple à la lecture des récits de combat de la Première Guerre mondiale. Ils racontent avec justesse l’ignoble beauté de la machine à tuer que devient l’adolescent envoyé dans les tranchées, vieillard quelques heures plus tard, mais aussi cette camaraderie des soldats, plus forte que toutes les fraternités.

Servent ne se revendique jamais comme historien, il met en avant son métier de journaliste. Mais, je ne dois pas trop me tromper quand je pense qu’il camoufle derrière sa connaissance encyclopédique des affaires de Défense, son besoin de faire comprendre l’Histoire à tous, jusqu’aux plus hautes des hiérarchies.

Je ne connais pas l’auteur personnellement. J’avoue m’être couvert de ridicule pour ne pas avoir reconnu l’homme médiatique. J’ai en effet rencontré Pierre Servent devant un ascenseur à Limoges. Dans la foule pressée, il surplombait d’une tête et deux carrures ses voisins. Le personnage me disait vaguement quelque chose, peut-être une rencontre furtive avec un officier en Afrique de l’Ouest, mais il y avait trop de monde pour m’y appesantir. Vraiment trop et pressés de monter dans la même cabine. Je m’approchais pour demander d’une voix forte quel était l’ascenseur réservé aux officiers. Les gens furent soudain inquiets, surtout à la réponse de Servent, la voix calme et claire : « à droite, c’est celui des officiers supérieurs ». Ils s’engouffrèrent à gauche, nous nous saluâmes en riant. 

La suite fut, quelques mots plus tard, un échange de romans, Nous étions une frontière contre le testament Aulick et surtout une surprise : nos dédicaces, à quelques mots prêts, étaient identiques, ce nécessaire travail de mémoire qui tient l’humanité vers le bien, cette Histoire qui nous échappe quand l’oubli remplace le fait historique par la vague de la réécriture politique, le « populisme œcumélangiste » de mon général Carignac. Il faut donc aussi un momentum, cet instant où tout bascule, pour une rencontre et une découverte littéraire.

Venons-en au roman.

Parce qu’il y d’autres points communs qui m’ont pris dans le filet d’une lecture qui fut passionnée.

L’histoire est celle de la découverte d’une rangée de médailles de la Première Guerre mondiale qu’un antiquaire montre à un jeune professeur d’histoire. Parmi les récompenses, celle d’un mérite impérial russe excite sa curiosité. Il résoudra l’énigme et tombera sur le journal qui accompagne le souvenir : Le testament Aulick écrit au crayon, caché dans une bible. Le récit embrasse l’histoire d’un combattant, de l’Allemagne de 1914 à la défaite nazie, une série de lettres poignantes, une écriture forte, la démonstration d’un mécanisme qui ensanglante dès la genèse de l’humanité, l’horlogerie mortifère des décisions des élites contre le ressentiment et l’abandon des peuples. On comprend alors comment un homme simple et bon devient un « kommando ».

« K » prend conscience avec horreur de l’adrénaline de la tuerie, la manipulation des foules lancées les unes contre les autres pour un dogme, une folie.

« Hitler, c’est la séduction du Diable. »

« N’importe quel truand, guerrier ou nazi porte l’humanité en lui, (…) non le salaud, c’est moi, c’est vous… » ou « … tous nos sens étaient stimulés à l’extrême. Tu vois tout, tu sens tout, tu n’es pas le fils de la guerre, tu es la Guerre. Tu n’es plus l’otage de cette garce, tu en es le taulier. ». Ce sont ces phrases fortes qui font un bon roman, sans besoin de copier, sans citer. Pierre Servent crée sa propre légende, découvre son héros, perdu, mais sauvé par l’écrit qui tente la compréhension, jamais l’absolution.

Le jeune prof tombe amoureux de la traductrice du texte allemand, l’entraîne dans l’enfer du mystérieux K ; ses doutes et son incapacité à montrer qu’il a eu tort, qu’il aurait pu refuser de suivre l’Histoire, que sa vie n’était qu’une succession de bons choix isolés, mais vus dans l’ensemble, une contribution majeure à la conquête du Mal absolu.

Les lettres sur la carrière d’espion à Paris de l’officier allemand sont un régal, la description des États-majors français un plaisir : tout montre que le personnage comprend qu’il va enfin prendre sa revanche sur la défaite de 1918, il la vit comme une conclusion inévitable.

Pierre Servent touche l’essentiel sans pourtant l’approfondir : l’espionnage permet de voir l’Histoire, de s’extraire de la bulle sociale. La maîtrise du réseau lui offre le don d’être comme un moine, non pas dans le Siècle, mais au-dessus, la vision dégagée, la première marche pour devenir visionnaire, comprendre qu’Hitler est fou, que le Reich est mort, avant tout le monde.

Je ne vous parlerai bien entendu pas de la magnifique fin de cette histoire à lire sans attendre, elle est la conclusion parfaite du retour de l’Histoire quand la curiosité, l’effort et le courage intellectuels permettent de comprendre ce qui fut, est et sera.

Il y a aussi une belle histoire d’amour qui aide à accepter cette descente dans les enfers de la guerre, en vous prenant par la main en douceur. Elle ne m’a cependant pas semblé essentielle, trop futile peut-être dans cette apocalypse qui nous porte à la réflexion sur la guerre, aussi trop imprégné encore, pour ma part, de mon « la paix n’a pas d’histoire ».

Le testament Aulick est donc un roman à garder dans sa bibliothèque. J’y reviendrai sans doute pour comprendre l’énigme des troupes allemandes dans les guerres baltes de 1919, reprendre quelques détails de la fin de 1945, toujours essayer de comprendre le retour des anciens combattants, ces fantômes oubliés, ces survivants conscients d’être, vis-à-vis du reste du monde, les porteurs de toutes les fautes de leurs dirigeants.

Et puis garder en tête que l’ascenseur de droite est réservé aux officiers supérieurs.

Patrick de Friberg

Pierre Servent, Le Testament Aulick, novembre 2016, Robert Laffont, 360 pages, 21 €

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