Marcel Migozzi : D’amour et de mort

L’épigraphie gréco-latine eût écrit – c’était alors le style des marbriers – quelque chose comme : « Passant, arrête ici un peu ton pas », invitant à déchiffrer la somme, en vers de mirliton, d’une existence ramenée à une poignée de cendres – et que de « cendres », dans ce livre ! : là, c’est plutôt, qu’elle devrait dire : « Amateur de bluettes et de joujoux d’un sou, poursuis ta route, il y a bien des cendres à déchiffrer, mais pas pour ton regard godiche ».

 

C’est que faire halte dans ce Derniers témoins, ce n’est pas lire, burinée sur la pierre, l’épitaphe légère, fleur bleue, petits oiseaux, du genre « on sort de la vie comme d’un festin, la mort n’est rien, qu’un passage » : c’est un (encore) vivant qui parle, et agnostique, et qui se sait mortel, arrivé à cet âge où l’inéluctable est dans le collimateur, et qui parle à voix forte, mesurée, grave, pour dire les affres de la disparition promise et ses prodromes.

 

Cher Marcel Migozzi, 76 ans aux prunes et combien de livres semés sur nos chemins, notre contemporain, grand poète s’il en est ! – Goûtez-y : jamais plus dense qu’ici peut-être, ni plus concis, chant de griffe, âpre aux lèvres et qui vous chavire – Derniers témoins.

 

***

 

Depuis quelques recueils, le poème – qui ne fut jamais très ample, il faut le reconnaître – de Migozzi s’est fait sec comme un coup de trique, « décharné, dénervé, démusclé, dépulpé », comme Ronsard décrivait son corps agonisant : pour ainsi dire, il n’en reste plus, c’est la densité presque aphasique d’un scrupuleux, maniaque en diable d’une écriture toujours remise sur le billot pour la débarder jusqu’au vif :

 

« corriger le poème       croire / en pleine chair verbale           avoir / trouvé le dernier mot // quelques heures plus tard        dépouillement / et os / sur os » (p. 24)

 

Mais qui chante à plein muscle, cette densité : sonore, rythmée, dans son extrême économie ; et d’un chant d’excellente facture, frappé de courts silences le temps que la voix se reprenne – non qu’on ait le souffle court : il en va plutôt d’une scansion, d’une pensée mise en musique avec pauses, orchestrée dans la mâche et sensible à l’oreille – parfait compositeur, Migozzi, un Antoine Emaz au travail, menuisant le langage :

 

« après l’avoir saisie en bouche / et nettoyée jusqu’au rosâtre avec la langue // voici la fève des mots          reine // vierge stérile à fente obscure / plaie silencieuse du poème » (p. 29)

 

Et bien de trique, pas de badine, le coup sec : le ton de l’ouvrage est à cette pareille gravité qu’on lisait déjà dans les précédents recueils, La Seule rescapée, À la fenêtre sans rideaux, hantés par cette même thématique, obsessionnelle, de la mort et des maux qui la font pressentir, corps partant en vrille, hospitalisé dans cette clinique avec vue prémonitoire, comme ironique, sur le cimetière :

 

« à des fenêtres sans rideaux / on dénombre les corps // on a suspendu quelques plaies //

déjà dalle          là-bas / une île entourée de graviers // à l’ombre de la cyprière » (p. 39)

 

et déchéance physique dont aucun détail n’est épargné :

 

« pansement dit l’infirmière / dans un souffle de passeuse / jolie blonde      qui se penche // sur un sexe déjà / mort » (p. 38)

 

Bien au contraire on la martèle, la flétrissure, la donne à voir, l’expose dans toute sa crudité : considérez, Mesdames, Messieurs, la douleur de ce corps qui s’automutile, poème qu’on biffe en vue de quelle ascèse, mots qui manquent à l’ultime appel, corps-poème diminué par la vieillesse et les repentirs :

 

« et les dents manquent // le silence / n’est plus qu’un chicot d’écriture (p. 36)

tes ratures intransigeantes / trop amoureuses de tes mots // regarde-toi d’abord / avant d’aimer un autre corps dans l’écriture » (p. 17)

 

***

 

Faire ses comptes. L’heure est au bilan.

 

Lequel ne sera pas le « zéro pur » d’un André Frénaud (dont Migozzi me semble proche, comme de Guillevic pour d’autres raisons), mais il demeurera quelque chose, à quoi certes on ne croit guère (« ne te crois pas en écrivant            sauvé » p. 19), tant on est modeste et rongé par ce doute « qui a gagné la langue » (p. 15) – sans lequel il n’est que vaine présomption d’écrivain –, mais quand même, espère-t-on, restera

 

« ce peu créé / sans le crier sur tous les mots // sans le projet d’une trace » (p. 22)

 

Une œuvre, donc, et abondante (une grosse cinquantaine de textes), et belle, de celles qui nous retiennent et nous font autrement palpiter, nous prenant à la gorge autant qu’aux tripes, que les gouzi-gouzi stériles ou que certaines élucubrations contemporaines.

 

Et puis les souvenirs, la somme d’une vie, même « si chaque souvenir a son balcon ruiné » (p. 47).

 

Cela au moins qui reste, en mémoire d’échec dans toute la partie intitulée Le Mur, où l’engagement politique s’évoque et ses désillusions :

 

« avoir pris tant de coups / pour le Soir                       resté nain // ces marques d’affection                         pour rien // que l’amer rouge » (p. 61)

 

mais aussi – et c’est cruel, car les temps regrettés n’ont plus cours ailleurs que dans les remembrances – en mémoire de jouissance d’un qui a joui et qui sait jouir encore de la « beauté immatérielle / du passé » (p. 54) faite de ces petits riens de la langue et de ses plaisirs abouchés au réel :

 

« et m’en aller comme autrefois / gracié sous les oliviers // baigné dans les voyelles d’un/

a  c  a  c  i  a » (p. 76)

 

Les mots, certes, mais pas que. La volupté vint aussi de la nature, splendidement remémorée, de ce verger (celui défriché dans Le Jardin sans porte, avec tant de bonheur et de cœur à l’ouvrage ?),

 

« salle d’attente et d’aquarelle / pour des moments de flaques bleues // l’arrondissement des touchers // piano d’avril torrentueusement fêté » (p. 75),

 

de la nature et de la chair, de cet acte d’amour aussi tellement prégnant dans les autres recueils :

 

« sous le pont de chemin de fer / reverrons-nous les amants // chairs aiguillées / par l’effraction     des lingeries / l’échauffaison du rose en peau // c’était avant des jardins calmes » (p. 77) (et Jude Stéfan n’est pas si loin…).

 

Et l’enfance – dans quel de ses livres Migozzi ne la convoque-t-il pas ? –, constamment mise en parallèle avec cet âge qu’on vient d’atteindre, et la morsure n’en est que plus cuisante : p. 52 « l’école bombardée » (bombardement de Toulon, en 1943, le souvenir emblématique), et puis, en baume aux manifestations de la vieillesse, cette

 

« année à coquelicots // tu oublierais tes blessures // tu offrirais un bouquet / à la maîtresse d’école // ton corps presque superflu » (p. 74)

 

***

 

Mélancolie ? Le terme est faible. Accablement, peut-être. Mais les bras ne sont pas baissés, qui savent encore saisir, malgré le futur incertain, le présent à plein corps, à plein cœur, dans la vieille collusion phonétique de l’amour et de la mort, laquelle laisse un peu d’espoir dans le morose panorama.  

 

Sans doute est-ce là la morale du poème sur lequel se termine ce livre infiniment troublant :

 

« on n’en sort pas         l’amour / et la mort     se font de l’ombre // poème encore inachevé // mais nos corps sont toujours en voie / de transformation amoureuse » (p. 80)

 

***

 

Cher Marcel, tu noteras bien que je n’ai pas écrit « dernier poème ». J’ai refermé Derniers témoins, mais pour mieux ouvrir ton prochain ouvrage. Parce qu’à te lire – et je te lis depuis longtemps –, je sais, comme tu l’écris, que

 

« langue se vêt de lèvres          sexe / en pulpe            petits gouffres // à sources désaltérantes // petit goinfre » (p. 72)

 

« Petit goinfre », oui, je m’assume, et pas que moi, goinfre de ton écriture. Mais, si tu permets que je corrige à ma mesure : en dégustation rare, en plaisir chaque fois renouvelé.

 

De ce plaisir, quelle qu’en soit la matière, je veux encore. Nous voulons encore.

Donne, j’y compte, nous y comptons. – Donne encore, hein ?

 

Je te fais confiance.

Dans cette attente : vale !

 

Lionel-Édouard Martin

 

Marcel Migozzi, Derniers témoins, Éditions Tarabuste, novembre 2012, 92 pages, 11 €

 

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