C’est une autre alliance entre idéologie et politique qu’examine ici Isabelle Garo dans "L’idéologie ou la pensée embarquée"

On le sait bien, l’idéologie, depuis Marx, c’est avant tout une question de perspective. Il s’agit de la construction d’une représentation faite à partir du point de vue d’un sujet. Lequel est loin d’être le spectateur passif qu’il se complaît à mimer, mais bien l’acteur de son élaboration. Pas moins. Ce qui fait que la question n’est pas nouvelle. D’ailleurs, dans l’Italie du quattrocento, n’était-ce point des peintres à la "pointe de l’innovation" qui vont inventer ce genre si singulier et mystérieux ? Cette si fameuse veduta, cette vue panoramique sur une città ideale qui n’existe que dans leur imagination. 


Ces images - qui semblent se réfléchir elles-mêmes - vont inaugurer la distorsion. Revendiquer ce qui relie le discours - en apparence platement descriptif - au régime représentatif et conceptuel. Sans oublier son aspect fictif et politique qui préside à son élaboration. En effet, à y regarder de près, ces fameuses places urbaines aux palazzi hiératiques, ne sont-elles pas peintes dans d’étranges formats oblongs ? Tout se passe comme si la perspective voulait reconnaître être victime d’un trucage. Renvoyant alors le spectateur à l’énigme de son objet réel. Et en effet, Pierre Francastel le souligne. Les villes italiennes qu’elles figurent n’existaient pas encore ! Là où nous croyons reconnaître Florence, nous ne voyons en réalité que son rêve.


À des années lumières, dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels écriront - en 1848 - que la bourgeoisie est cette classe qui, au cours de son ascension, "se façonne un monde à sa propre image". De même, communément, l’idéologie, pour autant qu’elle est référée à Marx - et au marxisme - est définie comme représentation fausse, illusoire et non scientifique du réel. Et c’est précisément cette double distinction - entre idéologie et réalité, d’une part ; entre idéologie et savoir, d’autre part - qui rendrait la notion obsolète. Voire porteuse d’un schématisme et d’un dogmatisme dont les méfaits sont bien connus... Au point que le marxisme serait finalement devenu lui-même le meilleur exemple de cette idéologie qu’il dénonce. Son ultime avatar.


Il est devenu banal de souligner que la thèse de la mort des idéologies n’échappe pas à la fonction qui est précisément celle dont elle dénie l’existence : la fonction idéologique elle-même ! Si, pour aborder la question de l’idéologie, il est désormais possible de s’appuyer sur la question de la chambre noire, il convient de l’utiliser comme analogie. Et non comme une métaphore car l’espace perspectif né à cette époque est aujourd’hui repris et modifié dans l’agencement du monde urbain que nous subissons. 


L’idéologie est bien cette production sociale de représentations qui se veulent plus vraies que nature. Et qui - à la condition d’assigner le spectateur à sa place fixe - s’efforcent d’aménager le futur. Et d’encadrer aussi l’action. Pour ce faire on intervient activement dans un rapport de forces.

La thèse de ce livre est que la capacité de résistance et de riposte réside aussi dans l’actualité maintenue d’une notion d’idéologie non séparée de la lutte qui l’habite. Une actualité tous les jours plus durs qu’il convient néanmoins de construire et reconstruire. Pour ce faire, il faut nous armer de son passé le plus fécond et actif. Et ce passé se trouverait, selon Isabelle Garo, enseignante en philosophie, "dans la construction marxienne du concept et dans ses postérités théoriques et politiques jusqu’à aujourd’hui."

La lecture de ce petit livre vous mènera à une action croisée de cette construction et de son actualité. A distance de toutes les conceptions qui stigmatisent dans l’idéologie la charge totalitaire dont elle serait par essence porteuse. C’est une autre alliance entre idéologie et politique qu’a voulu ici examiner Isabelle Garo. Elle a suivi les étapes successives de la refonte permanente de la notion chez Marx. Car, sans jamais parvenir à une définition univoque, il en vient à identifier une fonction idéologique complexe. Qui est de nature politique. Qui est constitutive de toute formation économique et sociale. Pour autant que cette dernière reste fondée sur des rapports de domination. Et doit sans cesse s’efforcer de justifier l’injustifiable...


Annabelle Hautecontre


Isabelle Garo, L’Idéologie ou la pensée embarquée, La fabrique éditions, février 2009, 180 p. - 12,00 € 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.