Alban Lefranc face à Fassbinder : fureur et fascination

Riefensthal, Fassbinder, l’Allemagne et le cinéma font décidément écrire, cet automne. Pour une raison ou pour une autre les cinéastes allemands semblent constituer un matériau particulièrement adapté pour ce sous-genre si prisé de nos jours : le roman-qui-raconte-la-vie-d’une-personne-célèbre.

 

À part ça il n’y a pas grand rapport évidemment entre Leni Riefensthal et Rainer Werner Fassbinder. Le livre d’Alban Lefranc et celui de Lilian Auzas n’ont pas grand-chose à voir non plus l’un avec l’autre. J’ai dit ailleurs que Riefensthal était à mon avis un roman raté et en plus pas un roman du tout, on ne peut pas faire ce dernier reproche à Fassbinder. La mort en fanfare. Ni même le premier sans réserve.

 

"On entre dans un mort comme dans un moulin", ainsi débute, en fanfare, le roman d’Alban Lefranc. Car on est bien dans le roman : il ne s’agit pas de nous raconter la vie de Fassbinder ni même sa mort, mais de s’installer en lui avec nous comme dans un personnage. Le court chapitre introductif qui constitue une manière de programme place de ce point de vue la barre, comme on dit, plutôt haut, puisqu’il faut prendre ce "dans un mort" à la lettre : on ne se mettra pas simplement au point de vue de Fassbinder, on se glissera à l’intérieur de son corps.

 

Une écriture du corps : fragments brutaux, phrases qui perdent le souffle, accélérés soudains et formules qui claquent. "Le 26 août 1970, entre deux prises de vues du Soldat américain, il épouse Ingrid Caven à l’heure du déjeuner et couche avec son témoin (Günther Kaufmann) la nuit même, par souci de clarification". Au rebours de la vie sociale où "chacun reste dans sa peau" il s’agit ici de plonger dans les "synapses" et les "caillots" d’un corps "patiemment" enlaidi "en suivant un régime très strict d’alcools et de drogues, accompagnés d’une nourriture très grasse et d’une absence rigoureuse de sport". Viser le lecteur lui-même sous la peau et produire ainsi sur lui le même effet que le cinéma : "Nous voulons des livres, des films qui agissent sur nous comme des corps, mille fois mieux que des corps, comme des corps vivants qui nous font souffrir (…). Nous voulons passionnément être massacrés (…). Voilà ce que nous réclamons à grand cri quand nous  entrons dans une salle obscure". Rien de moins.

 

On verra donc aussi le cinéma de Fassbinder par ses propres yeux ("Il faudra que le spectateur soit exaspéré par la victime, par Maman Küsters, Ali ou Fox, qu’il ait envie de les rouer de coups pour les réveiller un tout petit peu".) On éprouvera cette "colère [qui] était sa signature inimitable". Et ça, de la colère, il y en a, dans le livre d’Alban Lefranc. RWF et à ce qu’il semble le narrateur lui-même sont vraiment très très irrités. Comme les membres de la Fraction armée rouge, ils en veulent à tout le monde : aux conservateurs, aux sociaux-démocrates, mais aussi aux "anus sages" et aux "courbes féminines".

 

Ça finit par être un peu lassant toute cette fureur. Pourquoi ? On ne se lasse pas de Genet, lui aussi en guerre avec la terre entière, et que Lefranc cite à la fin dans une page de rermerciements. On ne se lasse pas du cinéma de Fassbinder.

 

Risquons une hypothèse : si le roman de Lefranc est en partie réussi c’est parce qu’il ne nous raconte pas la vie de Fassbinder ; s’il est en partie raté, c’est pour la même raison. Car en nous épargnant le récit de vie il nous prive aussi de la distance et du jeu qui permettrait au lecteur de trouver sa place. On est sommé de plonger dans un corps-à-corps fasciné. Du coup, assez vite, on lâche prise. On regarde Alban Lefranc se colleter tout seul avec Fassbinder, on le regarde, pas très concernés, jouer à être Fassbinder.

 

Fassbinder est fasciné par le roman de Döblin Berlin Alexanderplatz. Lefranc est fasciné par Fassbinder. Nous autres, nous suivons d’un œil un peu distrait ces fascinations qui s’imbriquent. Fassbinder "est à la fois Franz Biberkopf, et son bourreau Reinhold, et Mieze", les trois personnages principaux du roman de Döblin. Lefranc essaie d’être Fassbinder. Mais Fassbinder a fait du roman de Döblin une longue et fameuse adaptation télévisée. La fascination, selon toute apparence, fait faire de bons films. Et de bons livres ? C’est moins sûr.

 

Pierre Ahnne

 

Alban Lefranc, Fassbinder. La Mort en fanfare, Rivages, septembre 2012, 144 pages, 13,50 euros

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