Jérémy Fel au-delà des maux

Voilà deux ans, Jérémy Fel nous avait déjà collés à notre siège avec Nous sommes les chasseurs (sorti en poche cette année), et celui qui avoue posséder un cerveau légèrement malade nous livre en cette rentrée un nouvel ovni littéraire, pied glissé dans la porte des horreurs, insidieusement ouverte entre la chronique ethnique et sociologique avec un zest d'étude comportementale.
Docteur Fel accompagne Jérémy dans une langue vive et découpée en autant de témoignages glaçants puisque à soi, l’on peut tout se dire. Et qui n’a jamais rêvé de tuer son prochain ? Pas fantasmé, non rêvé, évoqué, construit la scène, vécue cent fois dans son esprit… car au fond de nous dort cette pulsion que l’on retient car l’on sait que l’on risque une grosse punition ; mais si l’on ne risque rien ? Cap en Afrique du Sud, l’autre pays 404, tout aussi perdu que l’Ukraine, où tout est permis. Tuer des noirs dans un ghetto comme l’on va faire ses courses chez Casino…
À force de réprimer la violence qui nous constitue en grande partie, elle suinte de partout et sous diverses formes. L’histoire démontre sans cesse que dès que l’homme a la possibilité de répandre le mal à l’abri des lois, jamais il n’y renonce, toujours il s’épanche. Une fois le feu réveillé en nous, rien ne doit venir l’étouffer. On ne peut plus se contenter de laisser s’épanouir notre animalité uniquement dans le sexe. Quand on ne parvient plus à vivre soumis et que les jeux du cirque ne suffisent plus, on déclenche des guerres ou on y participe le cœur vaillant.
C’est ainsi que quatre adolescentes partent au Cap pour leur première virées entre filles hors du pays. Ce qui devait être une grande fête de l'indépendance loin des parents  vire au cauchemar quand l’une d’elle est retrouvée… carbonisée, manifestement victime d’un crime crapuleux. Se met alors en marche une machinerie toute aussi violente, entre les non-dits, les hypocrisies, les opportunités, trahisons et autres joyeusetés d’un monde officiellement si feutré : celui de l’édition et des grands bourgeois parisiens. Or, dès qu’il y a collusion entre pouvoir et argent, l’humain laisse de suite filer sa bestialité, et tous les coups sont permis, vraiment tous !
Avec un auteur qui tisse ses digressions en autant de références à Mulholland Drive, au Seigneur des porcheries, au Maître et Marguerite, Ada ou l’ardeur, ou encore au Concerto n°3 de Rachmaninov, on se sent d'emblée de la même famille, avec les mêmes repères qui nous confirment toute la richesse d’un monde ouvert qui ne renie ni sa cruauté ni sa fascination pour l’interdit, ce détournement du possible sous couvert d’une transgression, petite jouissance infinie que l'on s’offre chaque jour dès qu’on le peut, à des degrés différents. Ici c'est tout autre chose, Jérémy Fel déploie plusieurs narrations, selon le moment et qui parle, jouant avec la perspective et nos nerfs mais l'on en redemande, à se demander d'où sort ce sadisme qui se frotte les mains devant tant de plaisir pris à savourer cette violence désinhibée. Est-ce à vouloir dire que la noirceur de nos âmes n’existe qu’à rebours de la beauté du monde ?
À ne surtout pas lire avant d'aller se coucher sous peine de nuit agitée : on vous aura prévenu...

François Xavier

Jérémy Fel, Malgré toute ma rage, Rivages, août 2023, 506 p.-, 23€

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