Parcourons la jungle de São Paulo en compagnie de Luiz Ruffato : Tant et tant de chevaux...

Le titre nous plonge in medias res dans la course effrénée de "tant et tant de chevaux", aguerrie par les surins glabres et luisants qui amputent la certitude des lendemains. Myriade de portraits qui tend, en effet, des mains mendigotes aux lecteurs pour lui rappeler le paupérisme d'une société à deux vitesses où l'air pestilentiel des favelas jouxte les prisons dorées des plus chanceux. Des équidés pantelants qui pleurent aussi la nostalgie de la domestication du cheval qui ne parvient plus à se défaire du mors du cavalier qu'il porte sur le dos. Il importe donc aux habitants de la mégapole tentaculaire de São Paulo de briser les fers de leurs lourds sabots pour retrouver la liberté du cerf sans rênes avant la chevauchée sur l'asphalte accidentée de la ville.

Alors que les loups sont devenus les chiens des hommes, ces derniers se transforment à leur tour en cancrelats et muridés de la ruche cuisante du Brésil. 

 

En plongeant dans la fournaise de Luiz Ruffato, nous sommes au cœur d'une aventure humaine surie par la solitude assourdissante des êtres qui s'entrecroisent sans s'écouter. Semelles racornies et décaties, ils égrènent le rosaire de l'espoir pour recouvrer leur chemin... le tracé prend la forme de signes horizontaux qui noircissent les pages blanches de Tant et tant de chevaux.

Ces mots aux os saillants déchirent le drap linéaire de la diégèse habituelle. Car "de ces histoires, mon vieux, que si un jour je m'assieds pour te les raconter, tu vas écrire un livre entier rien qu'avec mes [rencontres]."

L'auteur en véritable oculiste de son temps, peint des fragments de vies d'anonymes selon différents dénivelés chromatiques, tantôt sur le mode de la confession d'une âme esseulée ou celui de l'épanchement à travers la lettre d'une mère, mais encore la frénésie de messages laissés par une femme trahie et trompée sur le répondeur d'une Luciana, ainsi qu'un "quadrilogue" amusant de couples libertins de la classe moyenne échangeant une "fantaisie" dans l'ensemble de cet univers interlope où braquages et vapeurs d'opiacées sont le lot quotidien. Il nous arrive aussi d'être le réceptacle d'une conversation dans un train, une mise en abîme dans le toum-toum du récit qui ne devrait jamais finir tant la parole s'incorpore à ces êtres de papier. 

 

C'est ainsi qu'une mythologie (du grec mythos: "récit", "parole") personnelle tisse la nudité textuelle de ces inconnus qui deviennent connus par le truchement de l'écriture en leur concédant un espace d'expression libre dans un espace dialogal. Toutefois celui-ci n'existe qu'à la lecture agissant précisément au moment où elle s'évanouit, en lisant on ne lit pas, on écoute le bissac des mots éventrés... et ne lisant pas, on lit car les feulements des personnages égarés résonnent encore dans nos têtes !

L'on pense à ce gamin victime de prostitution et cadenassé par son bourreau qui rêve de s'envoler car "rester enfermé personne n'aime ça, une de ces nuits [confie-t-il] si j'arrive à poser le pied sur le rebord de la fenêtre d'en dessous, je saute".

 

Un écho qui témoigne de la mobilité de l'écriture ductile de Luiz Ruffato étirant les phrases sans jamais casser le fil narratif. Les cicatrices faites au texte par l'abondance des virgules rendent possible ces glissements de flux de pensées ininterrompus dans la course aux apparences échevelées d'un texte sans point.

Il dévide l'inextricable lacis des sentiments, rêveries des personnages en leur octroyant la légitimité d'un je qui joue le rôle d'un actant. Une mise en voix singulière avec un idiolecte fidèle à la chair linguistique qui pourrait constituer un obstacle à la réception pour ceux qui ne savent pas se taire pour écouter ou dessiller leurs yeux chassieux de la linéarité traditionnelle !

En effet, il est question d'un étranglement polyphonique qui explose au contact de l'acte littéraire de l'auteur.

 

À l'instar de Stendhal promenant son miroir le long d'une grande route qui "reflète à [n]os yeux [soit] l'azur des cieux, [ou] la fange des bourbiers", Luiz Ruffato, parcourt la jungle de São Paulo le temps d'une journée sans se soucier des hurlements simiens des doctes littérateurs. Salué par la critique brésilienne dès sa sortie en 2001, cet opus étonnant est considéré comme un grand livre novateur tant par sa typographie variée que par l'originalité du traitement métalinguistique et le poids des mots.

À la fin de cette pérégrination brésilienne, le silence s'appesantit de nouveau, couché sous le vent du foulement de "tant et tant de chevaux, mais personne ne connaît plus leurs noms, ni leur pelage, ni leur origine..." sauf nous !

 

Virginie Trézières

 

Luiz Ruffato, Tant et tant de chevaux, Editions Métailié, septembre 2012 154 p. – 9,00 €

Première édition, mars 2005, Editions Métailié, 150 p.- 16,50 €

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2 commentaires

Merci pour votre article, je trouve qu'il est essentiel de ne pas oublier la littérature d'Amérique latine. Grâce à vous j'ai découvert un nouvel auteur lusophone. Vive le Brésil !

Ce livre est en effet une belle découverte. Un agencement original...dans une langue puissante !