Simone Morgenthaler, la mémoire libérée

En écrivant un livre-hommage à son père, l’écrivain et journaliste Simone Morgenthaler s’est engagée dans une enquête au long cours sur un secret de famille autour d’un oncle disparu dans la fleur de l’âge – une figure de révélation de la tragédie alsacienne…

 

Le 30 mai 1943, le dimanche de la fête des Mères, un jeune homme de vingt-six disparaissait rue Rodolose à Toulouse, tué par balles, dit-on, on ne sait  pourquoi ni par qui. On ne sait presque rien de lui, si ce n’est qu’il était Alsacien, heureux de vivre, qu’il jouait merveilleusement de l’accordéon et de la clarinette, qu’il animait les bals du samedi soir et qu’il savait mettre de l’ambiance. Il avait juste eu le temps d’apprendre le métier de  peintre en lettres (chez Antoine Batzenschlager à Saverne), il résidait à la caserne Galliéni et il s’appelait Albert Morgenthaler : était-il né juste pour mourir jeune,  si loin des siens ?

Albert était né pendant l’autre guerre, celle d’avant qu’on pensait « la der des der » et les gens de son village se rappellent juste qu’il avait un vélo jaune... La presse de l’époque n’a pas consacré une ligne à ce « fait divers » et sa famille se murait dans le silence - longtemps en Alsace, on a pris l’habitude de taire ce qui fait mal...


Simone Morgenthaler est allé arracher ces réponses-là une à une au silence de plomb tombé sur les siens : Albert, c’est l’oncle dont elle a été privée. Était-il juste l’un de ces milliers de « morts pour rien » d’une Alsace qui a payé un si lourd tribut à l’absurde et à l’insoutenable ? La femme de lettres a voulu reprendre au néant la silhouette, la voix et le  rire juvénile de cet ascendant entré post mortem dans sa vie, par la grâce d’irrépressibles « mouvements tectoniques » de sa mémoire.

 

Un livre contre le « refoulement » ?

 

Voilà une douzaine d’années, Simone entame, entre une émission culinaire et un ouvrage gastronomique, un long travail de recherche et d’écriture pour rendre hommage à son père Aloyse, ce « loup solitaire au visage doux », décédé voilà quarante-deux ans alors qu’elle faisait ses études de journalisme – mais les pères anxieux rêvent d’un autre métier pour leur fille... Alors, le prénom « Albert » monte comme un filet ténu, mais insistant, des tréfonds de sa mémoire : « J’ai souvent entendu le prénom d’Albert, ce frère cadet de mon père, tué à la guerre. Mais c’était là un secret de famille farouchement maintenu du vivant des miens…».

Après un livre consacré à sa mère (Au jardin de ma mère, chronique d’un deuil, La Nuée Bleue, 2001), Simone Morgenthaler a remis ses pas dans ceux de son père avec qui elle partageait l’amour de la forêt, de la nature – et des arbres dont la durée de vie dépasse infiniment celle des hommes : « Je descends d’une famille de bûcherons et de schlitteurs, ces travailleurs du bois venus de Suisse au XVIIe siècle pour repeupler une terre d’Alsace dévastée par la Guerre de Trente Ans. Ils ont été bûcherons, ils ont travaillé le bois jusqu’à mon père : lui était sculpteur sur bois dans l’après-guerre, un métier certes très créatif mais plutôt difficile à l’ère du formica. Il a fait des meubles de style, des cadres, des figurines et des statues. J’ai grandi dans la forêt avec lui, je l’ai accompagné dans ses longues marches et j’ai voulu lui adresser une manière de missive d’amour. Finalement, elle a pris du volume et puis la figure de ce petit Albert est arrivée dans le récit. Le livre d’amour prévu s’est transformé en enquête autour de cet inconnu dont ma famille ne parlait pas. Tout juste avais-je pu apprendre qu’il serait mort « dans les Pyrénées » voire même qu’il aurait été « tué par balles » mais dans quelles circonstances ? Un long travail de mémoire a commencé : c’est alors que m’est revenu avec une violence inouïe toute la tragédie alsacienne, de l’incorporation de force jusqu’à ce déni de réalité persistant au fil des « trente glorieuses » que l’on aimerait à croire si insouciantes : beaucoup de nos pères étaient partis au front, pas toujours du bon côté… ».


Pour arracher au néant la silhouette et le sourire de cet oncle à jamais jeune et inconnu, la journaliste commence une longue enquête tant dans la mémoire défaillante des contemporains d’Albert qu’auprès des administrations et jusqu’aux archives militaires de Berlin, en un chassé-croisé incessant entre Vosges, Rhin et Pyrénées – avec, toujours en filigrane, ce père qui ne lui lâchait pas la main : « J’ai pris un congé sabbatique à la radio pour m’immerger dans le sujet et je suis allé vers la généalogie puis la psycho-généalogie. J’ai appris à déchiffrer l’écriture manuscrite gothique dite Sütterlin et j’ai été aidée par le poète Raymond Piela et Raymond Bersuder qui fut secrétaire de mairie à Marmoutier. Je portais la mort mystérieuse de cet homme disparu dans la fleur de l’âge comme une écharde : et s’il était tombé dans le mauvais camp ? 40 000 enfants d’Alsace ne sont pas revenus du front et la douleur est toujours là. Aujourd’hui, les arrière petits enfants commencent des travaux universitaires de première importance. J’ai aussi du mettre à mal mon image lisse de la si gentille Simone qui vivait dans les saveurs : c’est aussi dans un monde d’émotions et de révolte que je basculais là ! ».

 

La langue interdite

 

Simone Morgenthaler est née dans une famille de taiseux, au village de Haegen près de Saverne dont son grand-père Aloïs était maire entre 1909 et 1911 : « Dans ces insouciantes années d’après-guerre, j’ai découvert le monde merveilleux de l’école mais quelque chose n’allait pas : tout mot en alsacien y était interdit ! Notre institutrice, Mlle Jérôme, nous punissait d’avoir parlé notre langue, celle que mon père m’a enseignée, celle que les miens parlaient depuis un millénaire et qui coulait dans mes veines : qu’avais-je donc fait de mal en l’utilisant telle qu’elle m’a été donnée ? J’ai été jetée dans cette confrontation entre ce système que nous ne comprenions pas, cette mise au pas parisienne et notre univers familier, avec cette langue magnifique transmise oralement depuis le Moyen Age désormais proscrite. Cet effroi de la langue interdite, que je parlais si naturellement avec les miens, c’est le premier conflit que j’ai eu à découvrir, avant celui qui opposait mon père et sa sœur : quel problème opposait donc les survivants de cette tragédie alsacienne qui a frappé nos pères ? »


Enfant, elle accompagnait son père au Fossé des Pandours, cette décharge publique à ciel ouvert où il jetait ses vieux journaux et détritus transportés dans sa Kütsch – un landau qui servait également à rentrer l’herbe fraîchement fauchée dans les prairies. C’est là qu’elle a découvert son premier livre : « Il était américain et s’intitulait My Teddy Bear. Il appartenait à cette famille d’Américains qui habitait provisoirement dans le village de la maison d’Amélie Oberlé, en attendant que le chef de famille trouve un logement qui le rapproche de la base aérienne de Phalsbourg. ».

Par bribes, elle tente de se faire préciser les circonstances de la mort d’Albert : « Albert aurait été tué à Toulouse à cause de son accent alsacien : on l’aurait pris pour un Allemand ! Est-ce qu’un accent peut tuer ? Le petit frère de mon père aurait-il été tué juste en s’exprimant ? Je comprenais mon père, si économe de mots : la parole peut mettre en danger… »


Elle entre avec Aloyse  dans cette forêt vosgienne trait d’union de leurs ascendances comme dans une « mer de bienfaits » - celle qui lui dirait d’où elle vient et où elle va – et sa quête n’en finit pas d’osciller entre les deux frères :

  « Je me suis tourné vers la psycho-généalogie pour libérer la mémoire des disparus… Le psycho-généalogiste Charles Heitz m’a dit qu’Albert a eu la vie qui lui était destinée, entre autres mourir pendant la guerre : « Albert a été conçu alors que ses parents avaient peur de mourir. En mourant, il a concrétisé le projet inconscient de mourir pendant la guerre. Albert vivait dans le stress dans lequel il a été conçu. Il n’est pas mort pour son accent, mais tel que cela avait été écrit dans sa conception. L’accent n’est qu’un outil de réalisation de l’histoire »… J’ai écrit d’abord ce livre-enquête pour moi et surtout pour nos enfants, peu importe qu’il paraisse ou non. Et puis, au détour d’une recherche, je me suis retrouvée à Thal-Marmoutier, au XVIIe siècle… Avec une cohorte de questions : si ma maman et ses sœurs avaient des traits mongols, était-ce parce que les Huns ou les Mongols étaient passés par là ? J’ai eu conscience d’un immense brassage – et d’être le maillon d’une très longue chaîne, avec cette impression de regarder si loin derrière moi et d’apercevoir aussi cette avancée lumineuse… »


Son père avait onze ans en 1918 : lui aussi a dû apprendre le français dès cette année-là, bien avant les rudiments du métier de sculpteur sur bois – avec interdiction désormais de parler sa langue maternelle…  Un temps, il travaille à l’usine horlogère Vedette de Saverne – il y sculpte, à la chaîne, des horloges qui donnent le son de la cloche de l’abbaye de Westminster et qui équipent chaque maison du village…En 1940, il connaît à nouveau l’abandon de la « Mère-Patrie » - et, à nouveau, un changement de langue obligatoire. L’Alsace n’était-elle pas « championne des douleurs » ? Outragée, envahie, piétinée tant de fois alors qu’elle n’aspirait qu’à « vivre en paix, moissonner ses blés, vendanger ses vignes, entretenir ses forêts » ?

 

« Je hais ces mensonges qui vous ont fait tant de mal »…

 

En septembre 1972, un mois avant d’entamer sa seconde année au Centre de journalisme de Strasbourg, alors sis dans un ravissant hôtel particulier Jugendstil rue Schiller, Simone fait les vendanges dans le Midi alors que son père se meurt dans l’Est…


Après sa licence  de journalisme (1974), elle fait également une licence en langues appliquées à Paris IV-Sorbonne et obtient un diplôme de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris avant de devenir l’une des voix les plus familières de la radio et de la télévision alsaciennes. Son père lui a enseigné les vertus du silence – qui est d’or, comme chaque sait… Aussi, Simone opte d’abord pour la « presse écrite » - afin de ne pas se « mettre en danger »... En 1975-1976, elle fait son stage aux Dernières Nouvelles d’Alsace. Et un sentiment d’urgence l’étreint : « Je ne pouvais pas en rester là, il me fallait empoigner le problème, transgresser un interdit. Je suis allée vers ce qui me faisait le plus peur, la radio et la télé, et plus tard le théâtre. Pour transmettre mon amour des gens et de la langue d’ici, je suis devenue journaliste radio et télé, un métier fait de stress et de peur… En temps de guerre, les Alsaciens se retrouvaient toujours en danger de mort, en tant que Français face aux Allemands et en tant qu’Allemand face aux Français… Mon père même été contraint de « prouver » qu’il n’était pas juif… »


Longtemps, avec le chef Hubert Maetz, Simone anime l’un des rendez-vous préférés des Alsaciens, Sür un siess – jusqu’à l’arrêt (demeuré inexpliqué), en 2008, de l’émission, au terme de treize années de franc succès qui a pris volume avec leur best seller éponyme à quatre mains (La Nuée Bleue, 2006), consacré par l’Académie nationale de cuisine. Que ce soit au sein des familles ou dans le microcosme des médias, la société nous poursuivrait-elle de ce qu’elle (se) tait ? Rendue aux silences des siens et à ses racines, Simone entre dans la pleine lumière d’un mystère – tout en célébrant le meilleur de l’âme alsacienne sur les ondes de France Bleu Elsass, la radio régionale où elle anime le 10h-11h.


Albert n’est pas tombé sous l’uniforme allemand : entré au 401e régiment de défense en 1937, il a été démobilisé en février 1941 à Toulouse – et y est resté, dans un centre de réfugiés : pour ne pas avoir à porter l’uniforme de l’occupant ? La presse de l’époque ne mentionne aucun « fait divers » : Simone n’ignore plus rien du Toulouse de ce temps-là, jusqu’aux discours du maréchal Pétain dont le mémorable : « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal »…


Sous le soleil exactement...


Bien avant elle, Aloyse avait fait ce trajet à Toulouse pour récupérer les effets de son cadet disparu - dont des partitions : Sous le soleil marocain, Mon Paris de Lucien Boyer et Vincent Scotto (éditions Francis Salabert, 1925) – et Die neuesten Stimmungsschlager, des chansons à succès allemandes des années 30.


Dans le corridor de sa maison d’enfance, les hirondelles sculptées par son père, peintes en bleu foncé et blanc, lui communiquent toujours le même élan libérateur, lorsqu’elle les frôle – comme une « impulsion d’envol ».


Simone a fini par localiser la tombe d’Albert au cimetière de Terre Cabade à Toulouse – mais elle a été achetée en 1961 à perpétuité au nom d’Alexandra Sakouroff. Les archives départementales du Bas-Rhin lui ont communiqué une copie de ses états de service : elle y découvre qu’il a des cheveux châtain clair, des yeux marron, un front haut, un nez « cave », un visage large et qu’il mesure 1,57 mètre…Mais qui l’a accompagné là, dans son dernier voyage ? Et pour qui est-il mort ? Simone fait cette découverte majeure : si elle est en vie, n’est-ce pas par la mort d’Albert ? Sa maison n’est-elle pas celle qui a été construire pour son oncle au destin volé ?

Alors que son livre est sur le point d’être imprimé, sa fille Lucille trouve au fond d’une armoire une boîte en fer-blanc des années 50 – elle contenait des biscuits d’une marque célèbre en ce temps-là. Dedans, il y avait une photo d’Albert, heureux et détendu en famille, assis sur un banc et jouant de la clarinette. C’est l’unique photo réunissant Albert et sa mère, ainsi que son oncle Charles et Adèle son amie adorée qui, longtemps avant Simone, chercha à savoir pourquoi il avait été tué.


Sa longue quête a rendu aux siens, dans l’éclat de sa jeunesse et de sa joie contagieuse, cet oncle qui incarne une parcelle de la tragédie alsacienne. Une fois tournée la dernière page de ce carnet du grand chemin, une porte se ferme doucement, la mémoire d’une famille se libère autour de cette figure de révélation qui s’est mésaventurée si loin d’elle-même. La puissance des mots l’a rendu à sa part de vérité - et à sa place dans la mémoire des siens comme dans la mémoire collective.


Michel Loetscher

 

Simone Morgenthaler, Pour l’amour d’un père, éditions du Belvédère, mai 2014, 320 p., 19 €


Une première version de cet article a paru dans les Affiches-Moniteur

 

 


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