Muse, anatomie d'un métier...

Résultat de recherche d'images pour "muse de jonathan galassi"Parmi les 196 fictions étrangères recensées en cette "rentrée littéraire" millésimée 2016, un facétieux « primo-roman » à clés et doubles tiroirs publié par un "insider" a été remarqué à juste titre...

 

 

« Muse » est le premier roman bien huilé d’un homme du sérail, un grand éditeur new-yorkais. Depuis 1973 et jusqu’à ce jour, Jonathan Galassi a publié les romans des autres, par centaines, chez Farrar Straus and Giroux : la maison FSG, qu’il dirige, fait figure de légende dans le monde de plus en plus étriqué de l’édition ainsi que de fabrique de grands prix littéraires – l’on y « collectionne les Nobel comme d’autres les montres »…

L’on ne sera donc pas étonné outre mesure par la grande maîtrise de son sujet et par la parfaite connaissance du milieu où il officie – un monde de « marchands de mots trop élégants, trop bien nourris », secoué par une implacable « course aux rapprochements et aux effets d’échelle ». Ni par certains passages qui semblent tenir du règlement de compte, comme celui consacré à la Foire de Francfort croquée en « tas de fumier grouillant » - quand bien même cette savoureuse fiction se consommerait à température ambiante comme un hommage à un métier passionnément pratiqué depuis quatre décennies...

 La « Muse », c’est la mythique poétesse Ida Perkins, « l’avatar de l’optimisme exubérant, effronté de l’Amérique », dont « chaque mot est de l’or pur ». La flamboyante Ida et son « incomparable talent pyrotechnique » sont l’objet d’une adulation qui dépasse le cercle des éditeurs et des amateurs de poésie. Le jeune éditeur Paul Dubach qui apprend son métier, officie chez le flamboyant Homer Stern, dans la maison Purcell & Stern au catalogue fabuleux, où il fait figure d’héritier présomptif. Il vénère Ida Perkins, publiée par le non moins flamboyant Sterling Wainwright, qui dirige la maison d’édition rivale. Il a la chance de l’approcher dans son palais vénitien, dans cette ville des masques et du carnaval des apparences. Pour lui, le visage d’Ida appartient incontestablement à l’histoire littéraire, la grande histoire, comme le révèle le trésor qu’elle lui confiera – il s’agit de poésie, bien entendu...

Poète lui-même et traducteur de poésie, l’éditeur Galassi prête facétieusement son talent à sa « Muse » à l’impressionnante bibliographie - le temps de rappeler « combien l’art est indépendant du créateur », de brouiller les cartes et les frontières entre fiction et réalité… Qu’on en juge :

 

Suis ton

Chemin dans

Le néant

Laisse-moi

Abandonne-

Moi veuve

 

Suis ton chemin

Laisse-moi

Sans défense

Suis juste

Ton

Propre chemin

 

Cette fort élégante « élégie satirique », écrite au plus près de la réalité d’un métier, qui lui dit ses vérités sur le mode de la fiction fait figure de radiographie nostalgique d’un milieu et de ses pratiques souvent si peu vertueuses, certes, mais surtout d’un temps où le livre était important, où il changeait la vie. Désormais confrontée aux métamorphoses que lui dictent les « nouvelles technologies », à la multiplication des contenus gratuits et à la baisse d’appétence pour la lecture, l’édition est entrée en résistance contre ce qui bouscule ses traditions séculaires et ses équilibres traditionnels. Si la première phrase du livre affirme qu’il s’agit d’une histoire d’amour, ce premier roman-événement d’un éditeur éprouvé est avant tout un bel acte de résistance posé comme un miroir le long du chemin. Il y a des  histoires d’amour dont la page ne se tourne jamais et des âges d’or qui ne sont pas près d’être révolus, tant que perdurera ce bouillonnement créatif qui n’en finit pas d’interroger en direction de ce qu’il ignore et d’élargir un cercle de ferveur autour de l’éblouissement des mots.

Première version parue dans Hebdoscope n°1033


Jonathan Galassi, Muse, Fayard, 272 p., 20,90 €

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