Dominique de Roux, ou le goût aristocratique de déplaire

C'est avec une pointe de nostalgie que nous avons récemment visité l'appartement parisien qu'occupait Dominique de Roux lorsqu'il ne voyageait pas aux quatre coins du monde. Sans le fil que nous tendit Jacqueline, son épouse aujourd’hui octogénaire, le "provincial" que je suis aurait sans aucune doute rencontré quelques épreuves à traverser le dédale de rues et de portes-cochères avant de frapper à la bonne porte. Je me souviens de l'instant où, après avoir tapé trois fois à la porte et plein d'appréhension, nous fûmes reçus par l’épouse de feu Dominique de Roux. 
Dans l'étroit hall d'entrée, l'Ariane de ce jour prononça quelques mots d'accueil avant de nous guider dans une petite et étonnante pièce carrée remplie de souvenirs – véritable naos de cet élégant appartement parisien de la rue Bourgogne où Ezra Pound, Jorge-Luis Borges, Raymond Abélio, Henri Michaux – entre autres auteurs du XXe siècle eurent leurs habitudes.
Les grands auteurs de son temps, Dominique de Roux les connaissait tous, ou presque. Mais que veut dire "connaître" lorsqu'on s'appelle Dominique de Roux ? Cela veut dire essayer de les "comprendre" au sens premier de "prendre avec soi", un Borges quasi aveugle, ou un Ezra Pound enfermé dans son mutisme. Dominique et sa épouse logèrent à leurs frais cet Homère muet un mois dans l'appartement de la rue de Bourgogne. Enfin, connaitre, pour Dominique, cela voulait dire aussi publier ces auteurs.
Publier des auteurs de toutes sortes, des inconnus, des reprouvés cela voulait dire lutter contre l'esprit du temps, contre cet esprit qui exerça – déjà dans ces années 1970-80 – son travail de brouillage des repères traditionnels. Contre cette tyrannie des esprits, Dominique essaya toute sa vie de rester debout, le "goût aristocratique de déplaire !" comme devise revancharde et souveraine. Ce mot puissant (emprunté, semble-t-il, à Charles Baudelaire) dit assez bien une certaine attitude face à la vie et à la mort et une allégeance à la virilité et à la poésie – et non pas seulement au poème. C'est sans doute cette devise qui poussa Dominique à publier aussi bien les plus belles stances de Mao Tse Toung que certains textes inédits de Louis-Ferdinand Céline.
On aurait cherché à se mettre sur le dos tous les bien-pensants de la terre et les maîtres censeurs de tous bords que l’on ne s’y serait pas pris autrement ! Bravo Dominique !
Jacqueline, en dévouée vestale de la mémoire familiale, se souvient : Lorsque nous avons publié Céline, nous avons reçu par la Poste des courriers anonymes contenant des petits cercueils !


Envoyer des cercueils, n'est-ce pas un acte comparable à ces lettres anonymes qui envoyèrent à la déportation tant de Juifs et de résistants pendant les années noires de l'occupation ? Je l'ignore. Cependant, la comparaison n'est pas fortuite. À sa manière, Dominique fut en effet un "résistant", un résistant qui avait cinq ans en 1940. L'occupation qu'à vécu Dominique à l'âge adulte n'est donc pas celle d'un territoire, mais celle, non moins corruptrice, des esprits. Dominique eut à lutter contre une certaine hostilité aux aurores, aux épiphanies poétiques. Il eut à lutter contre une armée d'occupation mentale, médiatiques et technologiques. Une Occupation qui connut aussi ses collaborateurs qu'il nomma ironiquement les arlequinades d'un certain milieu parisien.
Au fond, que reprochèrent ces "arlequins" de la mondanité parisienne – peu nombreux mais forts en bouche – incarnés un temps par Philippe Sollers ? Tout simplement de considérer les qualités intrinsèques d'une œuvre d’art, les aurores mythologiques de certaines phrases et de certains mots, les bonheurs d’expression qui apparaissent parfois au cours d’une lecture solitaire et passionnée. En d’autres termes, on reprocha à Dominique d’être un amoureux de la vie et de l’art, un aventurier de l’esprit et tout simplement un bon vivant.
En réalité, Dominique eut la disgrâce de naître dans un pays et un temps aussi tyranniquement idéologiques que la France des années 1960 et 70, un pays qui, au lieu de servir l’art au chevet de l’âme, n’eut de cesse de le détourner à des fins de propagande. L'opération de détournement qui consiste à faire d'une œuvre d'art une bannière de ralliement ou un épouvantail idéologique est possible dans un pays qui, rappelons le, n’existe plus depuis 200 ans. Un pays qui n’a plus d’armoirie officielle, plus de souveraineté, ni de roi.
J’ai personnellement rencontré nombre de ces preneurs d’otage professionnels qui, incapables de ressentir les choses de l’âme, compensent ce manque existentiel par des positions idéologiques. Leur rhétorique est toujours la même. Pour m’afficher de droite, je dois dire du mal de Louis Aragon ; pour m’afficher de gauche, je dois surtout dire du mal de Robert Brasillach (sans, bien sûr, n’avoir jamais ouvert un seul des ouvrages de ces auteurs respectifs). Les chiens marquent leur territoire avec de l'urine ; les idéologues de tous bords marquent leurs territoires avec des ouvrages qu’ils n’ont pas lus.

À rebours de cet instinct territorial de gagne-petit, Dominique de Roux, trop précocement disparu à l’âge de 42 ans, sut rendre allégeance à la beauté et à la poésie. Pour se faire, il lut des auteurs provenant de toutes les rives, de tous les bords, sans a-priori partisan. Mao Tse Toung, Céline, Gombrovitch, combien d’autres encore ?
Mais Dominique ne fut pas seulement un découvreur de talents, un écrivain stylé et un éditeur audacieux, il fut aussi un grand homme d'action.
Dominique a traversé une partie de la jungle angolaise. Il cherchait alors à rejoindre le camp retranché de son ami Jonas Savimbi, révolutionnaire africain ! s’écria Jacqueline de Roux à l’instant où, au cours de notre visite, nos yeux se posèrent sur une photo un peu jaunie où apparaissait un Dominique en chemise courte, au milieu de gigantesques baobabs…
Traverser une jungle hostile par amitié et fidélité à la parole donnée, n'est-ce pas là un "haut fait" peu compréhensible pour un de ces bourgeois parisiens n'ayant jamais traversé que le parc aux canards de son arrondissement ? De quel haut fait comparable peut se prévaloir un Philippe Sollers, grand détracteur de Dominique de Roux ? D’avoir simulé la schizophrénie pour éviter d’être mobilisé en Algérie ?
Nous comprenons mieux – après la visite de cet appartement mythique encore tout résonnant des pas de Pound et de Borges – pourquoi un Paul Vendromme a pu dire de son ami Dominique de Roux : Il n'a pas été remplacé et il nous manque beaucoup.
Oui ! En ces temps de grand remplacement, voici bien une figure héroïque qui, elle, n'a pas été remplacée ! Et c'est sans doute pourquoi, quarante-six ans après sa disparition, Dominique de Roux nous manque toujours.
Je n’ai personnellement rencontré Dominique qu’à travers quelques reportages vidéos Youtube et quelques ouvrages. Ce que les mots, le style, les orées tremblantes de certains de ses textes ont chuchoté à mon âme, je l'ai formulé en une phrase sans doute réductrice et lapidaire. Cette formule, néanmoins ici publiée en guise d’hommage à Dominique de Roux et à son épouse Jacqueline : Essaie d’être un peu moins idéologique et un peu plus mythologique, douze mots qui pour moi composent le royal filigrane d'une vie et d'une œuvre. Cette devise crie notamment dans un de ses ouvrages intitulé Le Cinquième Empire. Opus majeur, d'une altitude philosophique comparable au Terre des Hommes de Saint-Exupéry, nous exhorte à avancer dans la vie sans idéologie préconçue. L’horizon n’y est aucunement d’ordre idéologique, mais mythologique : un jour de brume, précise Dominique, le roi reviendra au dessus du Tage !
Pour se faire, inutile de brandir des banderoles. Cette venue est d’ordre épiphanique et intérieure. Elle tient aussi bien au monde visible qu'au monde invisible, quand le roi est aussi bien l’autre que l’on croise dans la rue que le soi qui est en nous. Ce bel ouvrage nous dit entre les lignes : rencontrer quelqu'un dans la rue a un sens, tomber par terre a un sens ; se relever, aussi. Il nous exhorte encore à revenir à la concrétude de notre corps, aux fulgurances de notre esprit.
Si Dominique de Roux nous invite à laisser choir nos banderoles idéologiques, nos luttes sociétales de seconde main, ce n’est pas par esprit de démission, bien au contraire. C’est afin de (re)prendre conscience de notre respiration, de notre marche, des paroles qui sortent de notre bouche. C'est afin que nous nous placions résolument plus du côté de la vie et non du côté des calques idéologiques de tous bords, ces commentaires bourgeois de nous-mêmes qui ne cessent de brouiller notre âme.
En ces temps obombrés par les écrans des smartphones et les idéologies de seconde main que nous avons la disgrâce de traverser, tel un Ulysse en proie à la mer démontée et aux enchantements des sirènes, nous pouvons affirmer sans trop de risque de nous tromper que Dominique de Roux s'inscrit résolument dans cette chaîne d'or des auteurs matinaux qui ne se comptent aujourd’hui plus que sur les doigts d’une seule main ; Luc-Olivier d’Algange, Pascal Payen-Appenzeller et quelques autres rares écrivains du dévoilement et de l'apparaître.
Lire ou relire ces auteurs, plonger dans leurs œuvres régénératrices, n'est-il pas une réponse au règne tyrannique du paraître

Gandharian

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