Le Nom perdu de l'Homme

D'où il est question de l'homme déchu, au travers de dix textes/contes qui s'aventurent dans un paysage mental où le narrateur se ménage des interventions car l'écrivain finement en surplomb sur la page organise, à sa main, la genèse des contes. Un En guise de préface de Gabriel Charmes pose les tenants et les aboutissants de ce qui en constitue la chair et le sang, sans approche christique bien que les anges dans leur apparition comme interlocuteur des personnages sont tout à leur office de révélation, manière de dire pour expliciter le propos.
De quoi s'agit-il donc : Vertiges du verreVestiges du verbe et Vendanges du verbe, les trois volets qui composent ce recueil ? D'une quête ou d'une fuite, chronique d'une mort annoncée, reprise conte à conte, ou constat établi lors d'une collision qui serait celle de l'homme lui-même avec la vie telle qu''il l'a construite pour mieux la déconstruire pour ne pas dire l'anéantir ? Avec Pierre Personne, on pourrait craindre de tomber de Charybde en Scylla, L'El Dorado fictif de la République n'avait d'autre industrie que celle du plaisir, des paris spéculatifs, du luxe, de l'innovation permanente pour moins que rien – et de l'armement sophistiqué de toute dernière génération dont elle se dépouillait pour encore moins que rien au profit d'un lointain pays dévasté par cette guerre inexplicable à l'orient du continent. Toute comparaison avec des faits avérés étant à proscrire, on ne doute pas que l'auteur se plaît à taquiner le lecteur et à le renvoyer dans les cordes. Mais Il serait hâtif de conclure de manière expéditive car sa patte manifeste d'auteur nous emmène dans des contrées imaginaires en apparence mais celles-ci n'ont-t-elles point la vertu de flouter la réalité pour que, mortels que nous sommes, nous y abordions enfin. L'écriture de Pierre Personne est faite de toutes les choses qui margent l'écrivain. Savoir la fantaisie de l'existence dont le conte rend compte, la surréalité qui place les personnages sur un au-dessus (Voir l'ange au début des Ailes du Désir de Wim Wenders, film de 1987) pour redescendre dans le monde échoué des hommes, une parole qui s'extrait de la glu pour accompagner le récit, interpeller le lecteur, combler le narrateur, tout en colère rentrée, qui file, au gré des histoires, la richesse de sa langue.
Chacun des contes est empreint de cette surréalité relevée comme si l'auteur, au côté de ses personnages, savait que le chemin est long du début à la fin du conte et ce n'est pas sans moquerie affichée que le narrateur entrelarde son récit des péripéties quotidiennes auxquelles il est confronté dans son travail d'écriture et de relance, manière de faire entendre qu'écrire c'est suspendre le temps mais aussi, paradoxalement, y être à plein temps, surtout lorsque la crise d'arthrose se fait douloureusement sentir, que l'installation à main forcée du compteur jaune Linky fait débat dans la copropriété ou, encore, que sa vieille Peugeot ne lui permet plus d'obtenir la fameuse vignette l'autorisant à circuler. Cette manière de s'insérer, en vie courante, dans ses propres contes à ce rien de fantasque qui sied à, et rompt à la fois, la tonalité ombrageuse et ombrée des histoires que Pierre Personne fait tinter dans son livre.
Que relever comme point d'appui ? La beauté avant toute chose. L'insigne et écrasante beauté des femmes, de la reine de la République évoquée plus haut à sa rivale, l'inconnue d'un soir de fête dont nul ne savait d'où elle venait, ni qui l'avait invitée. Ni comment elle a pu entrer sans invitation. Encore moins comment et pourquoi elle portait la même microrobe éclatante en soie lamée bleu nuit, qui ne cachait pratiquement rien de ses appâts, et le même diadème Soleil radiant que la reine... Dans cette toute première nouvelle « Le Nom perdu de la beauté », tout est dit sur notre monde, sur l'apparence et la traversée du miroir, sur la perte et la renaissance, sur le verbiage et la parole, toutes choses relevant de la saveur-laideur de l'existence, des abîmes et abysses et des îlots de résistance.
Bleus, le ciel, la mer, la rose improbable, l'oiseau, indiscernable et indéfectible couleur donnée aux hommes de bonne foi par la nature.Dans les jardins de son palais envahi d'ombres et de souvenirs de fêtes anciennes, un vieil homme revenu de tout et de partout regardait la lumière du soir descendre sur les cyprès. C'est ainsi que cela advient, dans l'observance du paysage, décor tiré d'un tableau à la Van Gogh car naît à la lecture des contes, les sentiments croisés de l'attente et de l'espérance, de la solitude et de la rédemption. Pour l'homme, la femme absolue – Rodrigue le roi déchu retrouvant Chimène, celle qui voit au-delà des apparences, dans la douleur d'être lorsque les autres sont si éloignés d'eux-mêmes ("La rose bleue de Chimène"). Mais aussi la révélation de celui pour lequel tout est et qui est Présence à Aurélie dans la fleur de ses seize ans ("Belle au soleil") : Aurélie avançait nue dans le soir frais et mouillé d'un souvenir d'ondée, elle s'en allait à la dérive au fil des champs et des bois et des rivières, comme une feuille vive dans le vent d'été, au fil d'une irrépressible ivresse de jeunesse et de liberté.Texte simple, mais qui aurait, dans son déroulé, inspiré un cinéaste à la Luis Buñuel.
« La musique du monde avant Belle » ou la femme imaginaire de l'écran finit par prendre les contours d'une réalité toute proche et vibrante. Et Pierre Personne de s'aventurer, aussi, sur les chemins poussiéreux, car ils l'étaient en ces temps très anciens, de la première bible, en un chant ni prophétique, ni découragé, plutôt en dernière aventure pour aller au bout du bout des choses de sa propre existence.
En ce temps-là régnait le roi Saul. Il était couvert d'ans et d'honneurs – et gouverné par Aurore, sa fille ainsi que par toutes celles dont la clarté de chair vive éveillait son bon plaisir à toute heure. Et le bon roi jouissait dans son palais des plaisirs, et les soupirants transis sur le parvis du palais se perdaient dans la profondeur du ciel de la princesse Aurore – et ses sujets se contentaient comme ils pouvaient et tout cela était si bon dans l'ordre des choses. ("Le chant de l'oiseau blessé dans la vallée de l'ombre de la mort").
Et c'est ce bon ordre des choses, ce bel agencement qui, de tout temps, régit les puissants et le peuple que les contes de Pierre Personne interrogent, font voler en éclats, comme si sur les brisées de cet état transmis de générations en générations, depuis la nuit des temps, pouvait naître un autre ciel étoilé.
Ainsi va le monde, blessé en maints endroits, plus crucifié que remis en des mains apaisantes, et c'est par l'idéalisation que le conte introduit que l'écrivain glisse, toute plume dehors ou clavier crépitant, avec des accents réjouis par ce que l'écriture procure à l'âme, des accents graves dans la nécessité de dire le monde tel qu'il est, de le rendre entendable malgré le bruit et la fureur, de sorte que l'apaisement surgisse comme l'eau coule naturellement de sa source.
Et pourquoi pas en terminer avec Désiré (un petit homme replet, mal nourri, sans âge et sans valeur, empaqueté dans un imperméable vert olive trop grand pour lui – et elle le baptisa aussitôt simplet, c'est à dire sans valeur) : Il y avait près de la maisonnette décrépie de Désiré une décharge à ciel ouvert. C'était sa boîte aux lettres avec son temps et ses semblables. C'était là, à la marge de la bonne société, qu'il recueillait ce qui faisait le sel de sa pauvre vie errante – ces pauvres affaires humaines que d'autres mettaient au rebut. C'était là qu'il ramassait ce qui faisait l'écume de son temps : des journaux, des magazines et des livres en attente de recyclage auxquels il arrachait sa quotidienne becquetée d'images et de mots – des tombereaux de papier rescapé de l'âge d'or typographique où il était né, au siècle d'avant...Il écrivait pour rendre la parole à ceux qui n'avait pas de voix. Ceux qui ne comptaient pour rien. Ceux dont le visage défait attendait que la vie s'ouvre enfin comme un éventail – ou les pages d'un livre écrit rien que pour eux... Il écrivait pour rendre la parole à sa mère. Il cherchait ses mots pour elle, pour tous ceux qui étaient comptés pour rien – et parfois, il lui arrivait de trouver plus encore.... Alors il créa son journal. Il le baptisa Sans voix – le journal qui libère la parole. 
Portrait en creux de l'écrivain, de sa responsabilité (Camusard s'il en est), pour que sa parole vive, sans concession, croise le fer, attise le feu à la forge des mots crus et directs, doux et torturés, commis d'office à la défense de l'infini, caresse ou tempête pourvu que le fonds immémorial de l'homme, son humanité révélée, retrouve en soi son nom d'homme comme la lave et le terreau, la neige et la pluie, la pierre et le sable, la glaise et l'humus et d'autres encore, ces indispensables à la vie.

Francis Vladimir

Pierre Personne, Le Nom perdu de l'Homme, Les impliqués éditeur, novembre 2023, 195 p.-, 19€

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