Bernard Manciet, le Jeune Homme de novembre


« Je ne veux pas ressembler à l’Enfant prodigue, je m’interdis tout pressentiment d’un veau gras à l’horizon de mon repentir. Je rêve plutôt d’un Enfant prodigue qui reviendrait au logis paternel en apprenant que la maison est en ruine, les champs en friche, les étables désertes et le Père agonisant. »

Gustave Thibon, le Voile et le Masque.

 


Rien de bucolique dans ce roman de jeunesse et de terroir. Au pays de Manciet, la forêt est brumeuse, les arbres noirs, le sol pauvre : il y a dans les Landes de Gascogne quelque chose qui évoque la forêt scandinave et ses mystères païens, l’alliance contre nature de la vie organique et de la sécheresse désertique du minéral.


Au Barrail, au fond des Landes, près de la côte, ce monde-là disparaît. L’obscurité, la moiteur des gâtines rongent la pierre des demeures et le cœur de ceux qui les habitent encore. Jusque dans leur souffle, antique métaphore de la vie elle-même, qui s’épuise.


Dans une langue rugueuse et dépouillée, c’est la corruption irrémédiable d’un terroir qui est poussée, peu à peu, dans ses dernières conséquences. Tout ce qui le constitue, peuple, pays, familles et maisons, tout s’écroule inexorablement jusqu’à contaminer la langue elle-même, celle du narrateur, tuberculeux et anhélant, debout dans les décombres, refusant la fuite, le déshonneur qu’elle constituerait pour lui et les siens.


Phtisique, étouffé bientôt, il confesse encore ses velléités à vivre néanmoins, brèves rémissions sitôt subjuguées par le désir profond d’en finir, tandis qu’apparaît sa face hâve, livide et résignée, qui lui rappelle sa fin proche. Journal d’une agonie, avec ses espoirs fugaces de malade et son terme, inéluctable : l’exil — autant dire : la mort. Tout est là, dans ce glissement, dans cet inextricable tressage de l’organisme souffrant et du corps social disloqué, dissipé.


— Où en es-tu de ton travail sur Tacite ?

— Je l’ai abandonné, mère. Un jour, quand nos revenus paieront mes études…

— Si tu veux, nous partirons ensemble très loin, dans une ville universitaire… je me placerai comme servante…

— Les nôtres ne servent pas, mère. Nous n’avons jamais servi.


Bien avant l’Enterrement à Sabres, Manciet décrit la mort d’une société « archaïque comme les pierres », sa lente absorption par le marais, le sable ; destin d’une communauté et de ces membres, symbolisé par ce « marais de l’homme mort », ainsi baptisé après qu’il a, une nuit, englouti un homme dont on ne saura rien, sans jamais le rendre.


Cet engloutissement est bien un retour littéral à la poussière, ou plutôt au sable — car cette nature singulière, organique mais aussi minérale, ne disparaît pas dans le feu ou la corruption mais bien plutôt se pétrifie, en basculant définitivement du côté de l’inerte, rompant l’équilibre incertain qui la constituait. Triomphe morbide de la nature sur l’homme, de la ronce sur la bâtisse, du mal incurable sur le pécheur que son secret dévore. À moins que ce ne soit la civilisation, sa trivialité et son commerce de nulle part qui mettent un point final à cette déshérence encore intrinsèque.


Car cette disparition est à l’entrecroisement d’une nature et d’une culture : l’homme et son monde, engloutis par la nature qu’il tentait de maîtriser et d’exploiter ; le lieu et ses mystères, rattrapé par la plaine, sa culture, ses transports, sa fluidité, sa transparence qui arrache ce qu’elle libère au sol nourricier. Autre monde, dont le jeune homme de novembre est dès les premières pages le symbole et peut-être le fourrier.


Mon Dieu ! Tout cela me semble d’une autre vie. Et le cinéma muet… Qui sait s’il y aura encore un printemps et un été ? Et le Barrail lui-même, je ne sais plus s’il a pu exister autrement que dans les rêves. Où sont les acacias et les platanes ? Où sont les pièces qui sentaient les pommes et les herbes — et le mauvais sort ? Nous avons vendu le Barrail. Vendu avec les meubles. Et sur la porte — c’est une auberge maintenant — est clouée une réclame de Byrrh.


Bernard Manciet, Le jeune homme de novembre – Lo gojat de noveme, édition bilingue gascon –français, trad. fr. Guy Latry, Reclams, Pau, 1995 [1964]. Rééd. 2002 et 2003.

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