Un roman comme une chanson : «La valse nue» de Phil Baron
Ceux qui connaissent Phil Baron savent que son talent de compositeur s’est illustré par de nombreuses chansons devenues depuis des tubes, comme «J’envoie valser», «Encore heureux», L’Absente» ou «Alphabête», interprétés par Zazie, Olivia Ruiz ou Al. Hy. Beaucoup ignorent en revanche que ce virtuose de l’accordéon s’est essayé avec tout autant de succès à la photo (D'Ouest en Ouest : exposition photographique, dialogue en image entre New-York City et le Goëlo, 2015) et surtout à l’écriture qu’il dit avoir pratiquée bien avant même de se passionner pour la musique. Cet amour pour les mots, longtemps resté secret, se fait connaître aujourd’hui par son premier roman, «La valse nue», publié aux Editions Ilô.
Luc, le personnage principal du
roman, est lui-même musicien, jouant de surcroît du diato, instrument proche de
l’harmonica. S’agirait-il d’un récit autobiographique pour autant ? Il
serait présomptueux de l’affirmer sans nuire à la liberté fictionnelle du
roman. Contentons-nous pour le moment de profiter d’une première indication
précieuse pour la lecture de ce livre, comme nous l’indique son quatrième de
couverture qui précise que ce qui nous est proposé est «un roman comme une
chanson».
L’avertissement a ici toute son
importance. Rapprocher le roman de la chanson, genre régi par des règles et des
codes différents, c’est se pencher plutôt sur la poésie et sur les qualités
lyriques du discours que sur une narrativité éminemment épique. Dans ce sens,
le pari de Phil Baron est parfaitement réussi. L’écrivain-compositeur nous
enchante par son écriture capable de retranscrire en paroles des émotions et
des sentiments d’une pureté tout aussi accomplie que celle exprimée par ses
compositions. Son style surprend par la capacité de filtrer des éléments de la
réalité et d’en faire, sous le regard enchanté de la belle formule, des objets
construisant un univers bien particulier transfiguré par l’usage maîtrisé de la
métaphore.
«La valse nue» est un roman de
voyage, ou plutôt d'évasion, qui place Luc, son héros, dans une quête d’ailleurs et forcément de soi,
après une séparation douloureuse. La décision soudaine et l’absence de
destination sûre donne à son aventure toute la mesure de son désarroi après la rupture d’avec Virginie qui est incapable de se soustraire à
un passé beaucoup trop prenant. Luc largue les amarres et traverse au début des
lieux qui pèsent sur son moral par leur tristesse, leur vision mélancolique et leur manque
d’horizon, des villes «sans âme aux habitants silencieux» qu’il parcourt épuisé
«les cheveux collés, les fringues détrempes». Après des haltes imprévisibles,
de Marseille au Maroc et d’Amsterdam à Prague, il se décide de se fixer dans la
capitale tchèque qu’il avait déjà connue lors d’un précédent séjour.
Et, si les souvenirs d’un passé
récent et douloureux semblent s’estomper, c’est avant tout grâce à son diato qui
le suit partout comme un fidèle compagnon de galère et de rêves
impossibles. Car c’est en jouant de son instrument qu’il gagne son pain,
affronte le froid d’un sévère décembre pragois, en dépensant toute l’énergie
pour s’accrocher à cette nouvelle vie à laquelle il veut croire. Il ne cessera pas
de rêver, son regard réussit à vaincre cette réalité dure, inhospitalière en
faisant d’elle un paysage presque familier. L’image de Karluv Most, le Pont
Charles, est symbolique. Ce pont va l’adopter comme une nouvelle scène
improvisée qui fait place à l’artiste qu’il est. Malgré le froid, Luc commence
enfin à apercevoir quelques étoiles dans ce ciel glacé, les rues de la vieille
ville dévoilent leur beauté historique, la cathédrale «remplie de trésors
clinquants» impose sa stature. Il découvre «des endroits merveilleux, tristes et
doux».
À la beauté des quartiers de la ville, se rajoute celle de ses habitants, des gens «humbles et créatifs, pas encore habitués à se sentir bien chez eux», le changement récent de régime exigeant plus de temps pour laisser place à une vraie cohabitation avec une liberté retrouvée. Ainsi, anciens et nouveaux amis vont croiser la vie de ce musicien français qui commence à se faire un nom et bénéficie de la sympathie d’autres artistes ou musiciens autochtones ou étrangers naufragés comme lui sur les rives gelées de la Vltava. Prague est une ville cosmopolite où la jeunesse vit au rythme des rencontres et des concerts où les genres artistiques se mélangent, la musique est partout pour panser les plaies des âmes ou accompagner les gens dans des moments de célébration. Luc est surpris par la soif presque naturelle de beauté artistique dont les gens font preuve et trouve un terrain où son talent s’épanouit à merveille.
Cette nouvelle aventure semble le faire oublier complètement son passé. En tout cas, il en parle très peu. Il faut dire que son présent de musicien-troubadour lui demande beaucoup d’effort d’adaptation, de survie même : se loger, se nourrir et vivre correctement ce sont des choses qui lui prennent du temps et de l’énergie. Seule la musique lui donne la force dont il a besoin et le plonge dans une nouvelle lumière, rayonnante comme un coin enchanteur. Son récit prend alors des allures de rêve, le paysage tente de sublimer ce ravissement en pure lumière : «Je vais parfois jouer le soir, quand le froid s’apaise. Je me mets sous le groupe statuaire qui est au nord avant la sortie vers Mala Strana. Je pose une torche de chaque côté, à quarante centimètres du parapet en pierre. Je mets une torche devant moi, sur la droite. Elle éclaire mon visage, l’accordéon et le bout de mes doigts. Elle ouvre un large passage vers le chapeau, comme une tache claire au bout d’un chemin de lumière. Sommaire. Romantique». Tout est dit, il n’y a plus qu’à l’écouter et suivre ses doigts qui sèment, malgré le froid de l’hiver, des graines de notes enchanteresses.
Et puis, il y a la belle Jana, la chanteuse aux yeux noirs et au
regard profond qui surprend Luc par sa beauté et par sa voix et l’interpelle par
ses secrets. «Elle chante. C’est chaud.
C’est léger, doux, granuleux», nous dit Luc tombé sous son charme. Son chant
est comme «une valse nue» qui fait sortir ses larmes. Son portrait est
lumineux, rempli d’une grâce discrète, ses cheveux «émanent le parfum de la
nuit». Jana est «graphique et vibrante».
La beauté de Jana offre à ce roman la clé de voûte de sa narration et
propose au lecteur une nouvelle perspective ouvrant vers un voyage intérieur
qui transforme en une promesse d’avenir le désespoir de Luc et la jeunesse douloureuse
de Jana.
Que vont-ils devenir ? Quel avenir aura leur amour si soudain ?
Le lecteur se laisse emporter par cette histoire belle et imprévisible
jusqu’à la fin du roman où, comme dans la musique, après le dernier son, il y a
un silence porteur de sens, laissant les mots impuissants et en
décalage avec l’intimité impénétrable de chacun. Le retour vers la banalité du
quotidien traduit le mystère du non-dit.
Au bout de cette rencontre météorique avec Jana il y a un au-revoir, et, au-delà, l’espoir d’une bonne journée. Nous ne saurons rien de plus. Le pouvoir
des mots s’arrête là.
Pudique et déconcertante à la fois, la fin du récit interpelle et sanctionne toute indiscrétion. Point d’orgue sur des accords secrets, sur des émotions indicibles. L’écho de ces pages laisse un goût d’inachevé, d’impossible, et c’est là la force de la narration qui rejoint le réalisme tranquille de la vie qui échappe aux dénouements livresques. Comme une méditation sur l’instant vécu hors le temps et sur l’éphémère qui nous marque à jamais.
Dan Burcea (24 octobre 2016)
Phil Baron, «La Valse Nue», Editions Ilô, 2015, 177 p., 14,70 euros.
0 commentaire