The Magicians, de J.B. Priestley

Nous sommes en Grande-Bretagne pendant les années 1950. Parce qu'il est considéré trop vieux et que le monde change, Sir Charles Ravenstreet, ingénieur électricien, se voit offrir un placard doré lors d'un conseil d'administration. Un jeune expert financier, toutes dents dehors, viendra occuper le poste qui était le sien. Dégoûté, Ravenstreet démissionne. Très vite, il se voit offrir une offre de reconversion par le magnat de la presse Mervil. Il s'agit, avec l'assistance de deux comparses, de commercialiser à grande échelle une nouvelle drogue inventée par Sepman, un obscur chimiste.
Le terme anglais "drug" se pare d'une remarquable ambiguité puisqu'il a aussi le sens de "médicament". Le Sepman 18 est un puissant anxiolytique.

Lors de circonstances étranges, Ravenstreet, en proie à l'amertume, au désenchantement, fait la connaissance de trois hommes mystérieux, Wayland, Marot et Perperek. Ceux-ci se présentent comme magiciens, à défaut d'utiliser un terme plus adéquat peut-être absent de tout vocabulaire. Ces trois vieillards d'apparence curieusement jeune, pour ne pas dire intemporelle, et au charisme très puissant, invitent Ravenstreet à se détourner du projet de Mervil qu'ils voient comme une menace envers toute l'humanité. Naufragé dans un monde jusque-là rassurant, familier, Ravenstreet va faire l'expérience d'une conception différente du flux temporel et deviner le sous-texte de la lutte effroyable, dans l'arrière-monde de l'Histoire, engagée par les magiciens contre Mervil et ses acolytes. 

Pour le dire autrement: Ravenstreet réitère l'hospitalité d'Abraham et en reçoit une bénédiction. Les trois magiciens ont peut-être vu une étoile se lever au-dessus de lui, promis à une renaissance. Le roman oscille en définitive entre deux enjeux: le sauvetage de Ravenstreet et celui de la race humaine dans son ensemble. Priestley dit quasiment que Wayland, Marot et Perperek sont des initiés (oserai-je ajouter: mandatés par le Roi du monde?) venus défaire un complot mené par les forces de la contre-initiation. Il s'agit à la fois de mettre un frein à la déshumanisation globale, déjà bien installée (par éloignement forcené du centre ontologique) mais accrue par la mise sur le marché d'une camisole chimique, et de voir s'il est possible d'éveiller un seul homme. Le monde de Ravenstreet est celui des hommes creux évoqués par T.S. Eliot, gavés de sanie médiatique, d'obsessions quantitatives et de rapports humains biaisés. Le fait, pour la Grande-Bretagne, d'avoir remporté une guerre n'y change strictement rien mais je suis tenté de dire qu'en bons représentants de la Tradition Primordiale, les magiciens privilégient la qualité à la quantité.
Le plan du contre-initié Mervil (personnage dangereux et d'allure falote) échoue temporairement malgré leur intervention en quelque sorte providentielle. Ravenstreet, en revanche, accepte le don des magiciens qui est un enseignement et une pratique concrète: l'expérience du temps non comme une linéarité, ni même une série de cycles mais comme une sphéricité. Ce temps sphérique, qui n'est pas une simple remémoration, rappelle beaucoup ceux envisagés par Raymond Abellio (contemporain de Priestley) et, antérieurement, Kierkegaard (le concept de "reprise"). Ravenstreet retrouvera ainsi le chemin de son propre centre sans qu'il soit question du moindre penchant narcissique. Dans ce retour se trouve la beauté, la vérité de ce que Martinès de Pasqually appelle la réintégration de l'Être.

 

J.B. Priestley (1894-1984) fut un auteur prolifique: romancier, dramaturge, scénariste, essayiste, commentateur social et personnalité médiatique. Il fut très populaire mais son œuvre connut un déclin après sa mort. Néanmoins, ses écrits sont à nouveau étudiés (et, semble-t-il, appréciés) depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Quelques-uns de ses ouvrages ont été traduits en français mais The Magicians, à ce jour, reste inédit. Intellectuellement proche de C.G. Jung, critiqué pour ses opinions jugées trop à gauche mais critique lui-même du stalinisme (et de son panégyriste George Bernard Shaw), mentionné dans la liste noire établie par George Orwell (pour le compte de l'Information Research Department), cependant aussi populaire que Churchill, Priestley est certainement plus et autre chose que la somme des commentaires de tous bords émis à son propos.
Il me semble en réalité appartenir à cette famille d'individus présents dans l'Histoire mais dont l'horizon intellectuel, en dépit et au-dessus de telle ou telle appartenance politique ou idéologique, tend vers des réalités métahistoriques, pour ne pas dire métaphysiques. J'aurai peut-être l'occasion d'en reparler dans d'autres notes de lecture. 

Paul Sunderland

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