Aurora Cornu, le roman rohmérien de Pierre Cormary

C’est un roman rohmérien, c’est le cas de le dire. Un roman feuilletonesque, qui cueille par grappes les âges, les fantômes, et les êtres. Aurora Cornu, premier livre de Pierre Cormary, est un roman terriblement vivant, très attachant et incarné. C’est un roman-récit fait d’une enfilade de courts récits dans le récit, d’épisodes fantasmés puis réels, d’une succession de collages dans le récit.
C’est un travail littéraire iconoclaste assez impressionnant. Parfois, c’est aussi un grand Journal où se mêlent des éléments (auto)biographiques romancés. Cette suite de dialogues, de courts scénarios, de commentaires, de bribes, ce téléscopage de courts récits annoncés dans le vaste récit reprend pêle-mêle les scènes de Le Genou de Claire d’Eric Rohmer, les séquences du film Bilocation d’Aurora Cornu, notre somptueuse héroïne, film vu et revu des centaines de fois par l’auteur de ce récit, ainsi que des posts et correspondances avec leurs commentaires tirés du blog de Cormary. Pourquoi tout cela ? C’est que l’auteur de ce roman est tout autant imprégné de l’œuvre de Rohmer qu’il connaît sur le bout des doigts, qu’il est fou amoureux de l’actrice principale du Genou, cette Aurora Cornu, flamboyante personnalité, belle roumaine au visage sculpté, qui observe dans le film qui célèbre sa classe et sa beauté de l’Est, les déboires amoureux d’un Jean-Claude Brialy pas en reste.
Aurora Cornu de Pierre Cormary est en quelque sorte le double du Aurélia de Gérard de Nerval. J’y ai retrouvé la même cristallisation et les mêmes effluves de grâce produite par cette cristallisation divine. Aurora Cornu est partout, même quand elle n’est physiquement nulle part : dans les traces de sa présence recherchée rue Cognac-Jay, dans sa Roumanie, dans l’espoir de la voir recevoir et ouvrir une lettre envoyée par notre auteur à New-York, en plein cœur de la rive gauche à Paris, et puis dans une voix soudaine qui roule les "r", ou bien encore dans une silhouette qui s’apparente à son physique, à son allure.
Enfin, après valses hésitations, moult rêves vécus à voix haute, des déplacements imaginaires rendus possibles par la seule force de son amour, des correspondances enflammées, un défi permanent lancé à lui-même et à la face du destin, un réel sentiment d’ubiquité de l’auteur perçu par le lecteur, la rencontre survient de façon surprenante. Aurora Cornu apparait dans sa toute majesté : elle est cette artiste multi-cartes virevoltante, allurée et passionnante dont ne peut que s’éprendre un lecteur touché par tant de culture littéraire et cinéphilique. Une très belle amitié amoureuse débutera entre les deux protagonistes qui durera jusqu’à la mort d’Aurora, en 2021.
Pierre Cormary nous gâte vraiment. En nous racontant par le menu ses rêves fous puis ses instants amoureux assumés avec son idole, il opère une mise à nu assez stupéfiante. C’est spirituel, presque mystique parfois et composé de multiples révélations sur la famille, et les femmes. Avec subtilité, il nous enseigne qu’Aurora l’aidera à devenir ce qu’il est. On plonge avec lui dans les méandres du passé, et des tourbillons un chouïa plus intimes.
Impossible de passer outre l’exclamation humoristique régulière de l’auteur ni son recours effervescent au numérique. Via ses googlisations, on dirait qu’il plante ça et là des bornes, formes de repères, pour passer d’une connaissance à une autre info.
Dans ce livre, j’ai retenu deux phrases essentielles : l’une est écrite à propos de Jérôme, un des héros du Genou de Claire : L’homme qui fait du mal aux femmes au nom de leur supposé bien, qui met à bout une jeune fille pour lui "ouvrir les yeux" et qui prend son simulacre de viol pour un acte moral – la voilà en plein, la morale du salaud, le nirvana du pervers. Elle est à l’image de la quintessence de l’œuvre d’Eric Rohmer, vue à rebours. L’autre phrase est au cœur du récit, avant l’officialisation de la rencontre amicalo-amoureuse entre l’admirateur et son égérie.
La mémoire étant la forme la plus irréelle du désir, mais aussi la plus persistante, il dut s’imaginer plus tard, et de bonne foi, qu’il avait pu la fréquenter assidument toute une période de sa vie. Cruauté de l’amour qui fait que vous pouvez être plein d’une personne que vous avez frôlée quelques minutes (quelques secondes) alors qu’elle est vide de vous.
Je pense que cette phrase essentielle : La mémoire est la forme la plus irréelle du désir, mais aussi la plus persistante pourrait à elle seule résumer ce grand livre insolite, en proie à tous les virages et les transformations. C’est d’autant plus vrai que le devoir de mémoire de Cormary demeurera à tout jamais, et qu’hélas, Aurora Cornu n’est plus là pour en témoigner.  

Laurence Biava

Pierre Cormary, Aurora Cornu, préface d'Amélie Nothomb, Éditions Unicité, novembre 2022, 392 p.-, 22€

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