Les mille et un visages de Kierkegaard

Accueillir Kierkegaard dans la Pléiade relevait du casse-tête tant l’œuvre est prolifique voire prolixe, le Danois n’hésitant pas, d’ailleurs, à user de pseudonymes pour publier selon les genres auxquels ils s’adonnaient. Ainsi le comité Gallimard a-t-il tranché pour les œuvres proprement philosophiques, délaissant les Discours édifiants et autres Discours chrétiens.
Réduire Kierkegaard au qualificatif de génie serait trop facile, mais il faut reconnaître que c’est pourtant le cas : ce jeune homme, issu d’une famille aisée, à l’intelligence aiguisée a osé défier la tyrannie sociale qui sévissait dans ce Danemark du XIXe siècle et affronter les démons métaphysiques qui narguaient les Hommes. Affrontement d’autant plus délicat que Kierkegaard se définissait d’abord comme un auteur religieux, or il est extrêmement difficile de dérouler un raisonnement honnête enfermé dans le dogme.

La pensée de Kierkegaard va provoquer un séisme car elle s’attaque à un autre possible, une alternance à la pensée philosophique classique, une manière de défier la philosophie dite traditionnelle : désormais il ne s’agit plus d’évoquer des concepts, de fantasmer sur des idées mais bien de se confronter avec le réel, le concret ; avec Kierkegaard il va falloir enlever les œillères et s’occuper du fait d’exister, et de se battre avec. On imagine l’onde de choc, à l’époque, quand parurent les premiers opus ; second grand tremblement de terre après Spinoza…

Kierkegaard va affronter l’existence, rapprochant les contraires, mêlant les opposés pour que la vérité de soi rime avec cette liberté qui panique les plus humbles et les enferme dans le religieux obscur et terrorisant. Si l’Homme aspire à la liberté il va devoir accepter l’alternative, le libre arbitre, ce choix damné qui pousse au pire – mais aussi au meilleur – avec son lot d’angoisse : ai-je fait le bon choix ?
C’est sans doute pour cela que le premier tome s’ouvre sur l’inquiétant (Ou bien… ou bien), qui peut aussi se lire au second degré et inciter les zygomatiques à se détendre. Oui, l’Homme n’est que subjectivité finalement à trop vouloir atteindre un absolu dont il n’est même pas capable de définir correctement les tenants et aboutissants…
 

Kierkegaard raillé bien souvent, décrit comme une caricature, sous un chapeau à larges bords, abondants cheveux noirs, yeux bleus expressifs, joues creuses, marchant le dos voûté d’un pas mal assuré, parlant peu… Un excentrique, un célibataire endurci marqué aussi bien par la vie de ses parents et son enfance qu’il juge difficile, que par les décès successifs de ses frères et sœurs – tous dans la trentaine – aurait-il eu alors la tentation de se créer un personnage à sa convenance ; d’où certains écrits très personnels qui, seraient, en fin de compte, une opération visant à construire un mythe. En pourchassant  ce qu’est le Kierkegaard proprement dit, on néglige, d’ordinaire, le fait que la mystification, le travestissement et la fiction sont des traits constitutifs de la représentation qu’il donne de lui-même et que ces traits contribuent précisément à montrer le Kierkegaard "proprement dit", souligne J. Garff. Une vraie-fausse pudeur héritée de la mentalité scandinave et un tour de passe-passe que l’on découvrira ici dans l’ordre chronologique avec le Traité du désespoir qui déboule sur la Pratique du christianisme.
Kierkegaard sortira ainsi progressivement du luthéranisme pour aller vers, ce qui à ses yeux est l’essentiel, l’amour et le pardon… L’affaire dite du Corsaire, journal réputé pour ses articles au vitriol, mettra Kierkegaard dans une situation pénible suite à la parution de critiques acerbes et humiliantes, allant jusqu’à se moquer de son physique ou de la taille de ses pantalons, mais lui révèlera aussi toute la turpitude qui grouille dans les masses et le fera se révolter contre les veuleries pour prendre la défense de l’Individu opposé aux mensonges de la foule.

Kierkegaard aimait les mots, le vocabulaire, usant parfois de vocables de nature à désarçonner le lecteur – voire le traducteur ; il construisait ses textes en partant de vocables pour lesquels il avait la sollicitude d’un authentique poète – ce qu’il était au demeurant. Il était aussi un fou furieux de la lecture, et se nourrissait littéralement de livres… et prit très vite l’habitude, même dans ses écrits sérieux de digresser en introduisant une petite histoire ici et là. Un conte est toujours le bain de jouvence si bienfaisant pour moi. Là, cessent toutes les tristesses terrestres liées à la finitude, écrivait-il dans son Journal, à Noël 1837.
 

Troublant Kierkegaard qui affiche plusieurs masques : alors qu’on le croit philosophe il refuse l’étiquette et se présente comme auteur religieux voire poète du religieux ; en réalité il marche sur un fil qui, telle une araignée, tisse lui-même pour relier plusieurs prismes qui lui offre cette vision kaléidoscopique gravitant autour d’un cœur radical, cette passion de l’inconditionné qui l’amène à refuser tous les compromis. Par passion de la vérité, il rappelle inlassablement que la philosophie devrait être autre chose qu’un moyen d’obtenir un poste honorifique dans une université. Quant au christianisme – ce que l’on prend comme tel – pour lui, cela n’a rien à voir avec la chrétienté, ce hasard de l’état civil qui met tout le monde sur le même pied…

Homme étrange ce Kierkegaard mais son œuvre déroute tout autant, cet art de l’écriture emporte le lecteur dans des registres inexplorés, de l’extrême abstraction à l’écriture romanesque, humoristique ou poétique ; son maniement du paradoxe et des concepts le rend parfois hermétique mais si l’usage des pseudonymes lui confère une aura mystérieuse, cela nuit aussi à la compréhension car qui parle, se questionne le lecteur ? Est-ce sa propre pensée ou déploie-t-il diverses manières de se comprendre lui-même dans l’existence ?
L’œuvre est double aussi de par son approche philosophique et religieuse. Il impose au lecteur une approche littéraire qui se signale par une constante intrication du vécu et du théorique, n’hésitant pas à reprendre des parties entières de son Journal dans des écrits sous pseudonymes… Le caractère polémique est aussi présent, cette lutte contre le Système, cette pensée moutonnière portée par une presse complaisante aux ordres d’une Église officielle.

L’œuvre de Kierkegaard apporte un éclairage sur les mécanismes qui mirent fin à l’idéalisme et, dans une large mesure, contribua à sa dissolution : très vite il fut désigné comme le père de l’existentialisme. Une étiquette supplémentaire qui n’a pas grand sens tant elle est beaucoup trop généraliste ; par contre on peut associer sa pensée à l’étude de l’angoisse, du désespoir, de la souffrance et de la liberté ; une volonté aussi de libérer la théologie de l’emprise du dogme et de montrer les limites de la science à vouloir tout expliquer…
Deux questions essentielles ressortent : qu’est-ce que l’existence ? qu’est-ce que penser ?
Deux tomes – pour débuter – ne seront pas de trop pour tenter d’y répondre.

François Xavier

Sören Kierkegaard, Œuvres – tome I & tome II, édition et trad. du danois par Régis Boyer avec la collaboration de Michel Forget, Bibliothèque de la Pléiade, n° 631 & 632, Gallimard, mai 2018, 1312 p. – & 1472 p. – 62€ & 63€

Le volume I contient :
Ou bien… ou bien – La Reprise – Crainte et tremblement – Miettes philosophiques

Le volume II contient :
Le Concept d’angoisse – Avant-propos – Stades sur le chemin de la vie – Le Lys des champs et l’Oiseau du ciel – La Maladie mortelle [Traité du désespoir] – Pratique du christianisme – Point de vue sur mon activité d’écrivain – Sur mon activité d’écrivain

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