Romancière française (1908-1986), liée à Jean-Paul Sartre. Elle inventa la femme moderne et libéra le deuxième sexe. 

Femme & écrivain : Simone de Beauvoir dans l’œil du cyclone

La voilà la femme, la vraie, l’authentique comme dirait Hugolin de sa voix chantante à l’accent provençal, voilà Simone de Beauvoir telle qu’en elle-même, non passionaria ni porte-drapeau mais femme libre.
Engagée, certes, mais avant tout pour – et dans – la littérature. Elle est écrivain, nous dit-elle dans La Force des choses – et non "écrivaine", avec ce e inutile en féminisation infantile qui dénature l’esprit même de la fonction. Elle est une femme écrivain et ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture. Sans inclusive d’aucune sorte. Car au-delà de la forme inadaptée de cette nouvelle lubie pour féministes d’un autre âge et sans cervelle, Simone de Beauvoir se rattache, en tout premier lieu, à ce projet fondamental d’écrire, au sens absolu qu’il convoque, c’est-à-dire d’éclabousser la terre avec des mots.
Et nous voici confrontés à cette entreprise dont l’ampleur et l’homogénéité, unique en son genre dans le domaine des écrits de soi, offre une cohérence rarement égalée ; surtout pour une aventure entreprise peu avant que l’intéressée n’entre dans la cinquantaine.
Ainsi, quelle autre collection que la Pléiade pour accueillir ces Mémoires, ces  traces désormais indélébiles, mémoire contemporaine de notre Histoire, preuves d’une réelle jouissance à mettre en mots ces secrètes sources d’inspiration.
Oui, le Castor ne concevait pas de vivre sans écrire.

Ainsi, ne s’enfermera-t-elle pas dans un seul postulat mais s’adonnera-t-elle aussi bien au roman, à l’essai, qu’aux mémoires ; tous ces genres disparates qui offraient cependant une réelle latitude pour parler d’elle, mais sans le prisme narcissique, bien au contraire : ses pages s’ouvrent sur le monde, sur les autres… c’est ici une affaire de ton, de style. Un dialogue muet avec ses lecteurs et une manière de faire qui les verront encore plus concernés dès lors que Simone abordera le goût de sa propre vie dans Tout compte fait.
Mais, à tout début tout honneur : la naissance de l’écrivain intervient le 5 août 1943 quand paraît, chez Gallimard, L’Invitée, son premier roman qui est unanimement salué – si on parlait déjà du Goncourt, elle ne l’obtiendra qu’en 1954 avec Les Mandarins – et lui ouvre les portes du monde littéraire. La voilà vivant le rêve de ses quinze ans : exister dans l’imaginaire de lecteurs inconnus ; cent fois plus important qu’un prix, fusse-t-il le Goncourt…
 

Ce sera donc lui, Sartre, qui osera en octobre 1937, dans le vacarme du Dôme, lui asséner un grand coup sur la tête au point de la faire rougir : Pourquoi ne vous mettez-vous pas en personne dans ce que vous écrivez ? Vous êtes plus intéressante que toutes ces Renée, ces Lisa…
Effroi d’abord, puis souvenir de ce mois de mars 1926 où la jeune diariste se livrait à un journal intime ; alors, oui, finalement, pourquoi pas ? Tout en sachant que le jour où elle nourrirait de sa propre substance la littérature, celle-ci deviendrait quelque chose d’aussi grave que le bonheur et la mort. Elle aussi signera ce pacte, sur les traces de Michel Leiris dans L’Âge d’homme. Ainsi, le matériau sera ici de toute première main, d’une qualité objective et impartiale, quitte à laisser se déchaîner les vagues de la vérité. Ce qui intéresse Simone de Beauvoir c’est cette féminité, cette manière dont elle est dans son sexe, et n’en est pas à la fois ; quelle définition pour femme, quelle vie mener, quelle pensée développer, comment se situer dans le monde ?
Mais le doute, d’abord, s’invite et l’idée, si séduisante fut-elle, est écartée : la vie d’abord ! Le roman s’impose dans l’écriture journalière, L’Invitée se tricote lentement…
 

Se raconter ne va – jamais – de soi, il faut une lente et rassurante conquête sur d’autres terrains, plus conciliants, pour que les étapes que Simone de Beauvoir entreprend de passer, lui permettent de construire son œuvre autour de ses souvenirs. Cela se met en place en octobre 1956 avec cependant l’idée de retoucher quelque fois cette fabrique des filles au début du XXe siècle pour livrer, en juin 1958, les Mémoires d’une jeune fille rangée. Série de textes inclassables dans lesquels Beauvoir mêle indifféremment les termes, que l’on étiquette autobiographie mais qui est présenté dans le prologue comme une enquête ou un exposé pour finir par compte rendu. Un flottement que l’on peut expliquer par les usages de l’époque où les Mémoires avaient longtemps servi à subsumer les autres formes de récit de soi…

Mon entreprise, ce fut ma vie même.

L’hésitation la reprendra et il faudra attendre 1960 pour lire La Force de l’âge et 1963 pour La Force des choses. S’ajoutent des essais et des romans, mais la colonne vertébrale de toute son œuvre est bien le cycle mémorial : de ce désir jaillira cet art de la synthèse porté au fondement même de sa pratique de l’écriture, avec des jaillissements d’intensité qui portent au second degré (Tout compte fait), voire au troisième (La Cérémonie des adieux) démontrant l’aboutissement de cette envie de créer.
La force littéraire de Simone de Beauvoir tient également dans son art d’incorporer l’Histoire à sa vie ; et la période couverte par son existence est si forte, si riche d’idées nouvelles, que les Mémoires portent aussi en elles le témoignage extraordinaire d’un siècle fou… De Picasso à Barthes, de Lacan à Camus, elle sera le témoin d’événements exceptionnels dont elle portera la synthèse au firmament du récit autobiographique.

Plus je vais, plus le monde entre dans ma vie jusqu’à la faire éclater. Pour la raconter, il me faudrait douze portées ; et une pédale pour tenir les sentiments – mélancolie, joie, dégoût – qui en ont coloré des périodes entières, à travers les intermittences du cœur.

Voici donc réunis, en deux volumes, l’ensemble du cycle mémorial de Simone de Beauvoir, depuis les Mémoires d’une jeune fille rangée (1958) jusqu’à La Cérémonie des adieux (1981). Comme un mantra, elle va vivre, penser et raconter ces écrits de soi qui balancent entre fiction et philosophie, l’ombre sartrienne planerait-elle sur l’œuvre beauvoirienne ? Pourtant, dès septembre 1926, la jeune fille de dix-huit ans, s’imaginait déjà romancière : ce seront pas moins de sept projets de roman conçus entre 1926 et 1934 ! Avec, en balancier pour bien équilibrer ce qui va devenir son mode de vie, une série d’essais sur la vie, entreprise philosophique débutée dès 1927, fruit des ambitions intellectuelles de l’étudiante.

Beauvoir et Sartre l’avaient bien compris : le roman et la philosophie représentent bien deux cercles privilégiés de création. Ces deux tomes offrent donc aux lecteurs l’immense champ d’expertise de celle dont il n’est plus possible de la réduire aux sempiternels Deuxième Sexe et Mandarins.

François Xavier

Simone de Beauvoir, Mémoires, tome I & II, édition publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Gallimard, mai 2018, Bibliothèque de la Pléiade n°633 & n°634, 1584 p. & 1616 p. -, 62 € & 63 €


Le volume I contient :
Mémoires d’une jeune fille rangée – La Force de l’âge – La Force des choses, première partie. Autour des œuvres de Simone de Beauvoir : Extraits du Journal, notes et documents.

Le volume II contient :
La Force des choses, deuxième partie – Une mort très douce – Tout compte fait – La Cérémonie des adieux. Autour des œuvres de Simone de Beauvoir : Extraits du Journal, notes et documents.

 

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