Oswald Spengler, la noblesse du carnassier

Afficher l'image d'origineEn 1931, soit neuf ans après la publication du deuxième tome de son monumental Déclin de l’Occident, le penseur (une étiquette qui sied mieux à l’envergure de son érudition que celle de « philosophe ») allemand Oswald Spengler fait paraître un opuscule dans lequel il livre l’essentiel de sa vision de la destinée humaine, sur le plan individuel autant que collectif.

L’homme et la technique est en effet bien davantage qu’un essai savant sur les rapports que notre espèce entretient à l’outil ou à la machine. Il s’agit plutôt d’une réflexion totale sur la singularité de l’identité humaine, et qui fonde son unicité. Spengler voit en l’homme un être chez qui des aptitudes supérieures apparues brusquement (développement de la main, de la faculté du langage et de la conscience abstraite, etc.) l’autorisent de plein droit à prétendre dominer la nature. C’est ainsi moins son goût pour la viande que son instinct viscéral de prédateur qui pousse ce « grand carnassier » à chasser et à poursuivre la lutte incessante qu’est la vie.

Il naît à la lecture de ce livre tout en densité une sorte d’ivresse des hauteurs, semblable à celle que l’on éprouve à s’aventurer vers les sommets nietzschéens. Certes, le contenu doit avoir été démenti ou revisité, depuis l’époque de sa profération, par maints anthropologues et autres esprits plus scientifiques. Il n’en reste pas moins que le ton avec lequel Spengler jugule son propos et module ses décrets est d’une énergie qui force le respect. Que l’on en juge par cet extrait, où il explique que la domination du carnassier repose sur le développement de son sens de la vue : « L’œil des carnassiers […] donne un but. Rien que de la capacité de la paire d’yeux des grands carnassiers de fixer, à l’instar de l’homme, un point de l’environnement permet de subjuguer la proie. Dans l’hostilité du regard réside déjà pour la victime son inexorable destin, le bond qui va immédiatement suivre. La position symétrique des yeux à l’avant est ainsi synonyme d’apparition du monde au sens que s’en fait l’homme, comme image, comme monde en regard […] »

L’inextricable entrelacement de l’esthétique et de l’éthique garantit la puissance de la pensée spenglérienne au fil de cette implacable démonstration. Car, à camper l’individu position d’éprouver en permanence l’amor fati, c’est une attitude devant la vie qui se dessine, impliquant les pensées, les choix, les actes. La technique est l’indispensable adjuvant à l’avènement de cet accomplissement de l’être. Spengler n’est pourtant pas dupe : il sait qu’au-delà de la machine se dresse la tentation du machinisme, et il rappelle volontiers que l’aspiration faustienne à la maîtrise technique absolue représente, en synchronie, un don positif et une malédiction. En cela, elle constitue véritablement la fatalité inhérente à la condition humaine.

L’Homme et la technique ? Une prophétie dont se sont sans doute – mais tacitement, politique de l’horresco referens oblige – inspirés maints grands noms de ce qui deviendrait le décroissantisme. Un livre méconnu, oublié, négligé, qui réunit par là tous les critères pour être taxé de « classique », et auquel il s’agit donc d’absolument se ressourcer.


Frédéric SAENEN


Oswald Spengler, L’Homme et la technique, Préface de Michel Onfray, Présentation de Gilbert Merlio, traduction de Christophe Lucchese, Editions RN, 102 pp., 18, 90 €.

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