Pierre Bonnard, de l’ordinaire à l’universel

Alors que Picasso le critique sans ménagement, ce n’est vraiment pas un peintre moderne, il obéit à la nature, Matisse le défend avec assurance, de nous tous, c’est Bonnard le plus grand. Des jugements qui ne pouvaient guère atteindre Pierre Bonnard, trop indépendant, réservé, secret presque, éloigné des coteries, modeste et curieux de nouveautés : Tous les jours, je crois découvrir la peinture, disait-il. S’il se considère décorateur, et certes il l’est, il est aussi et davantage graveur, illustrateur, sculpteur, photographe et plus que tout peintre.
Historien et critique d’art, commissaire entre autres présentations de l’exposition Manet-Degas, dans une introduction approfondissant de façon aussi brillante qu’aiguisée la vie et l’œuvre de l’artiste, l’auteur de ce somptueux ouvrage dont il faut souligner la qualité des reproductions, estime que Bonnard fait partie des grands imagiers du XXe siècle. Pourquoi ? Parce qu’il est de ceux qui ont su étendre à l’universel les tours et les détours du monde ordinaire.
C’est dans l’intime et le quotidien en effet que sa peinture prend des dimensions inégalées ailleurs, que l’anodin  devient immense, que le champ de son regard s’ouvre avec puissance et fait d’une simple vue domestique une narration visuelle qui déborde son cadre, l’amplifie, convoque l’attention pour l’engager dans une réflexion élargie sur la condition humaine. Sur la moindre surface, Bonnard concentre la simplicité du monde, c’est-à-dire sa vérité. Sur la toile, les couleurs sont comme les messagères de la lumière, elles sont à son seul service et la font vivre.
Bonnard est immanquablement et sans chercher davantage, qualifié d’inclassable. Un terme banal et réducteur. De combien d’artistes pourrait-on en dire autant ! Sans nul doute, parmi ses contemporains, Bonnard est celui qui déjoue à l’envi les jugements et s’échappe des cases habituelles. Selon les mots même de Maurice Denis qui comme lui fit partie des Nabis, son système étant de ne pas en avoir, il échappe aisément à l'analyse. La peinture de Bonnard se reliant à de multiples répertoires parle sinon à tous, en tous cas, à beaucoup.
Maurice Denis poursuit encore, notant qu’il est admiré des fous comme des sages…il est le régal des délicats et la curiosité des esthéticiens. Il charme, il déconcerte, il scandalise. Tantôt sa peinture se livre sans réticence à notre plaisir, tantôt elle se ferme, résiste à l’exégèse du public, elle est tantôt naïve, tantôt complexe et raisonneuse.  

Mais est-ce la seule clé pour entrer dans le domaine du peintre et en saisir toute l’étendue ? Stéphane Guégan en plaçant Bonnard sous des éclairages novateurs, met en lumière un créateur dont le génie est une chimie impure. Avec lui, on pénètre dans le domaine de Bonnard, un domaine dont il fit une sorte de sanctuaire. Pour en saisir l’ampleur, il convient d’adopter des critères de valeur adaptés.
Si Bonnard d’abord séduit et déconcerte, c’est parce qu’écrit Stéphane Guégan il a l’amour de l’incertain, du mobile, du changeant. Étudiant de près afin de les unir comme il se doit pour éviter les distorsions de jugements la vie et l’œuvre du peintre, l’auteur ne met pas de côté les travers de son personnage, ses obsessions, ses ambitions. Il le dégage en outre du cénacle hermétique des Nabis. Il évoque ses réseaux d’amitiés et d’affaires. Il met surtout en évidence le labeur continu, le souci de parvenir à exprimer ce qu’il ressent, l’attention aux détails, la manière de jouer avec l’espace.
À cet égard, les fameux petits agendas qui lui servent de carnets de croquis montrent à quel niveau Bonnard pousse ses recherches. Paul Signac notait : Dans le petit carnet dont il ne se sépare jamais… il jette pêle-mêle tout ce qui se présente à lui. Il pense, aime et exprime tout ce qu’il voit : la tarte du dessert, l’œil du chien, un rayon de soleil à travers la fenêtre aveugle, l’éponge du bain. Ainsi, totalement par instinct, sans même tenter de donner une apparence de réalité à ces objets souvent illisibles, il exprime son amour de la vie dans des tableaux magnifiques, toujours nouveaux de composition.
Tant de travail ne pouvait qu’aboutir à cette fête poétique continue, à ce festival chromatique permanent qu’est la peinture de Bonnard. Le tableau une fois achevé devient une sorte de cérémonial. J’ai réalisé que la couleur pouvait tout exprimer sans avoir recours au relief ou à la texture. J’ai compris qu’il était possible de traduire la lumière, les formes, les personnages par le biais de la couleur seule sans avoir à recourir à d’autres valeurs disait-il. On pense à ces mots qui sont une autre manière de célébrer son legs esthétique: Son œuvre jusqu’au dernier jour est le plus émouvant des chants d’amour à la nature, à la femme, aux fleurs, à la lumière, à la vie. *

Dominique Vergnon

Stéphane Guégan, Bonnard, 274x329 mm, illustrations, Hazan, novembre 2023, 280 p.-, 110€

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