Vivre en poésie

La poésie traverse toutes les crises puisqu’il s’agit toujours de vivre – et de la vivre, dans la raréfaction de son dire comme à travers la multiplicité de ses formes. Les éditions de La Table Ronde livrent les dernières parutions de deux poètes qui vivent leur parole dans cette zone blanche d’exigence poétique où le réel s’approcherait au plus près du verbe et se partagerait en pleine présence...

Qu’est-ce que l’univers retiendra de nous ? Comment nous connaître et nous faire à travers lui ? Il arrive parfois que la poésie transfuse sa clarté réconfortante aux jours incertains de notre vie, à partir d’évidences tranquilles comme celles saisies et consignées par Christian Viguié - elles font lever les mots bien au-delà de  ce qui se brise dans nos voix :

 

Tel jour tu n’es pas venue
Tu avais pris la forme et la place
Du ciel

En quatrième et dernière partie éclairante de son recueil, intitulée Le Livre des transparences et petites insoumissions (Prix Max-Pol Fouchet 1997 lors de sa première édition au Dé Bleu), il interroge : Peut-on écrire à partir d’une chaise, du simple fait d’ouvrir une porte, d’allumer un feu, de regarder le vieil évier d’où s’écoulent plus d’étoiles et de nuit que d’eau ?
Comme le disait Edgar Morin, il y a une manière poétique d’être au monde, au large de la domination du chiffre et du calcul. Comme il y a une manière unique d’ouvrir une porte sur l’impensé ou l’inespéré. Christian Viguié ouvre grand portes et fenêtres comme Magritte ouvrait ses tableaux sur ce qui est irrémédiablement perdu. Sa parole allume un feu inconditionnel d’évidences et de ferveurs sur la ligne ténue de partage entre le temps de la terre, de l’eau,  du ciel et du mystère d’être là se consumant dans ce qui, sans cesse, le prend de court :

Parfois
J’envie le corbeau
Qui s’envole au-dessus du malheur


Le corbeau sait-il qu’il n’a pour répondant que son univers, irrémédiablement parallèle à celui des hommes laissés au vide aventureux qui parfois les mène à leur perte ? Le poète rebondit sur l’écorce des choses et l’écume des apparences, du terre-à-terre au céleste renaissant sans cesse en possible. Serait-ce du vide qu’il trouble en fulgurances ou en insistants commencements d’herbe drue et d’arbres feuillus nous réfléchissant sur la blancheur de la page ou à travers la pénurie annoncée de la pâte à papier :

Fais comme l’arbre
Quand tu parles
Invente une couleur


Comment le poète pourrait-il ôter une fleur au réel lorsqu’il la cueille ? Et pourtant, il témoigne, en acte avancé de conscience, de ce que l’univers lui concède, jour après jour, d’un mystère à l’autre :

La plus humble colline
Provenait de ta bouche

Le jour allait d’un geste à l’autre

Aucune habitude aucune mort
N’avait parlé de toi.

 

La vaste affaire de vivre...

Valérie Rouzeau poursuit sa  mise en ordre et en partage d’une matière poétique en fusion se cognant et s’écorchant à l’essentiel qui nous fonde – ou pas dans la si vaste et si vague affaire de vivre :

On ne connaît pas le cœur des gens
Il est tant mal visible que parfois
On cogne dedans
Quelle misère de prendre le train
Quand au bout il n’y a personne rien
On ne sait pas l’avis des anges
Non plus que des moulins à eau
On se sert un grand verre de vent
De source de pluie des yeux
On ignore comment vivre comme eux
On se sert un grand verre de vin
Dans une maison avec enfants avenir chien

Le titre de son recueil est un écho du Guetteur mélancolique d’Apollinaire (1881-1918) comme du français médiéval (du verbe se douloir c’est-à-dire souffrir). Cet écho-là roule comme celui, ressassé, d’une pierre jetée au fond d’un puits – ou résonant dans une cavité intérieure... Serait-ce l’écho d’un devenir-pierre brisant un silence originel qui serait aussi devenir à tout ?  Dans le creuset de l’éthique poétique, l’exercice de l’incertain métier de vivre sans cesse retourne à sa source ou à ses reflets questionnants  affrontant leur avenir à travers ce qui triture le langage commun pour s’établir fugacement dans la parole...

Si la poésie est un art de vivre toujours à la lisière de l’inachevé et de l’enclos grand ouvert, elle s’inscrit aussi dans un parcours d’exigence et une maturité, quand bien même elle ne sacrerait que la permanence d’un passage – ou d’un effacement. Comme ce qui sans cesse va de la vague pour retourner à l’océan. Ou ce qui va de la nudité de l’âme et de l’âge vers des accomplissements sans cesse différés ou défaits. Se perdrait-on en s’accomplissant un tant soit peu ? Toujours, il y a ce qui peine tant à convertir le poids des choses en mots justes – au prix exorbitant de pouvoir vivre, envers et contre tout :

Cette carcasse au fond de ma gorge
Baleine crève blanche si perds la voix
Boite Achab pour éternellement
Sous le ciel fracasse capitaine

Lorsque ce qui peine tant et pèse si peu se partage en éveil de conscience à travers les jongleries avec les exigences formelles, ça «passe décidément goutte » dans l’immensité ou dans « la pensée le vent où va tout/Je nous (Rouzeau)... C’est toujours le parti pris de la clarté qui trace ces chemins cousus sur des ombres (Viguié) par l’évidence d’une parole réparatrice creusée à même dans ce qui nous échappe et nous quitte.


Michel Loetscher
Paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

Christian Viguié, Ballade du vent et du roseau, La Table Ronde, mars 2022, 224 p.-, 18 €
Valérie Rouzeau, Quand je me deux, La Table Ronde, février 2022, 112 p.-, 6,70 €

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