Yves Ravey. Extrait de : Un notaire peu ordinaire


EXTRAIT >

 

Les soirs d’été, et jusqu’à l’âge de mon entrée à l’université, ma mère avait pris cette habitude de sortir de l’armoire du salon l’album de famille. Nous nous installions tous les deux à la table de la cuisine pour commenter une à une les photographies. Elle me parlait alors de mes oncles, de mes tantes et de ses cousins.

C’est ainsi que, pour la première fois, j’ai appris l’existence de son cousin Freddy. Elle me l’a d’abord montré jeune homme, assis dans un fauteuil de toile, le visage souriant, sous l’abricotier de cette maison neuve où nous logions, elle et moi, avec ma sœur Clémence, depuis la mort de mon père.

Un autre soir, comme je tournais la page de l’album, je lui ai demandé si c’était toujours lui, debout à la terrasse d’un bistrot. Il posait à côté de mon père, en habit du dimanche, costume et cravate. Elle m’a répondu oui.

Nous prenions une tisane de tilleul à la fleur d’oranger. La sonnette a retenti. Ma mère a cessé de coudre. Puis elle s’est remise à son ouvrage. Au second coup de sonnette, elle a posé le chemisier de ma sœur sur la boîte à aiguilles, et elle s’est levée. La porte de notre véranda encombrée de pots de géraniums était fermée. Ma mère a longé le couloir et tourné la clé : son cousin Freddy est apparu sur le seuil.

 

 

D’abord, elle est restée immobile, sans lâcher la poignée de porte, puis elle s’est tournée vers moi. Elle a éteint la lumière de la véranda en regardant dehors, pour vérifier si les voisins avaient aperçu le visiteur. Ensuite, elle m’a ordonné de me rendre dans ma chambre et d’attendre. Mais je n’ai pas bougé, je voulais savoir qui était là. Elle m’a fait signe de garder le silence, un doigt sur la bouche. Ensuite, elle a parlé avec son cousin, en l’invitant à entrer.

L’homme s’est baissé pour passer sous l’encadrement de la porte. Il a marché, d’un pas pesant, jusqu’à la cuisine, où il s’est installé. Ma mère est restée devant lui, sans un mot. Alors, il a ôté son chapeau de feutre avant de s’asseoir et de poser ses mains sur la table, entre nos deux bols de tisane. Elle lui a demandé de patienter une seconde.

Revenue dans la cuisine, elle a sorti de son enveloppe la lettre reçue le mois précédent, par laquelle Freddy annonçait son retour. Il avait retiré son gilet. Ses doigts tapotaient le bois de la table, entre les bols de tisane à moitié vides. Ma mère a pris place en face de lui : Elle avait bien lu son courrier, mais elle ne s’attendait pas à une visite aussi prompte. Il s’est penché au-dessus des bols, son visage s’est découpé à la lumière du lustre : Il se doutait bien qu’on ne l’attendait pas, mais c’était comme ça, il avait d’abord décidé de venir voir son cousin. Ma mère lui a demandé s’il était au courant que son mari était mort. Freddy a fait non de la tête : Il ne savait rien. Durant toutes ces années, il avait reçu très peu de courrier, aucune lettre de la famille, donc encore moins les avis de décès. Il s’est adressé à ma mère en l’appelant par son prénom, Martha, et il a demandé où mon père était enterré.

Elle a remis la lettre de la prison dans son enveloppe. Elle a dit : La tombe est au cimetière, ’est évident, non, Freddy ? Son cousin a voulu savoir comment il devait s’y prendre pour reconnaître la tombe, si par hasard il lui prenait l’envie de s’y recueillir. Le chemin du cimetière, il le connaissait, mais, parvenu devant la chapelle, quelle direction ? À droite ou à gauche ? Elle a fait la remarque qu’après quinze ans d’absence, elle comprenait, mais ce n’était quand même pas sorcier de trouver une tombe avec un nom.

À la façon dont elle m’avait parlé de son cousin Freddy, j’avais tout lieu de croire qu’il ne savait pas vraiment lire et qu’il était tout juste capable d’écrire. Il a répété qu’il n’avait pas reçu beaucoup de visites. Il a tendu la main pour repousser un bol, manches de chemise relevées, en découvrant son avant-bras couvert de tatouages, mais c’est à peine si ma mère a baissé les yeux.

Enfin, il s’est intéressé à moi. Il a demandé mon âge, en ajoutant que je devais avoir à peine trois ans quand il avait quitté la maison et l’entreprise de mon père. Je ne me souvenais de rien. Je l’ai dit. Impossible pour lui de concevoir, a-t-il repris, que je puisse me souvenir, et je me suis avancé sous la lumière du lustre. Ma mère m’a retenu d’un geste. Elle a détourné la conversation en lui demandant s’il comptait rester longtemps en ville, mais ça semblait intéresser notre cousin de parler avec moi. Il a dit qu’il n’avait pas eu l’occasion ces dernières années de s’adresser à un garçon à l’allure aussi sympathique. Il m’a souri de nouveau, en triturant son chapeau de feutre.

Des aboiements nous sont parvenus. Freddy a tendu l’oreille, il a demandé à ma mère si elle n’aurait pas une écuelle d’eau pour son chien, qu’il avait pris soin d’attacher dans la cour, a-t-il noté, pour ne pas déranger.

Ma mère a haussé les épaules. Elle lui a demandé pourquoi il avait un chien, s’il n’avait pas déjà assez de sa propre personne, mais Freddy a fait comme s’il n’avait rien entendu. Il a redemandé à boire pour cet animal. Ma mère avait hâte de le voir partir. Elle s’est levée. Elle a sorti un bol du buffet. Mais son cousin a précisé, Martha, qu’une vieille casserole suffirait. Peut-être, elle en avait au sous-sol. Ma mère a dit que non, pas question, et elle a sorti un bol. Il a alors décrété, en se rasseyant, et en me désignant d’un geste de la main, que ce serait moi qui irais donner à boire au chien. Je me suis avancé une nouvelle fois et j’ai dit que ça ne me dérangeait pas. Freddy a tourné la tête : Dis donc, Martha, tu l’entends gémir, ce chien, là-dehors ? Elle a évité son regard. Elle est partie chercher une casserole usagée au fond du buffet, dans l’arrière-cuisine, et le cousin Freddy m’a souri en croisant les jambes pour se mettre à son aise. Mais il ne voulait pas s’attarder, il était simplement venu dire un petit bonsoir. Ma mère a posé la casserole sur la table.

J’ai pris la direction des escaliers, mais auparavant, j’ai fait un détour par la chambre de ma sœur. Elle avait passé la soirée au cinéma avec Paul, le fils du notaire. C’est Paul qui l’avait raccompagnée après la séance. Je me suis étonné à voix haute qu’elle soit rentrée si tôt, parce que, d’habitude, elle passait la soirée entière chez le notaire, maître Montussaint, qui la ramenait en voiture après lui avoir offert une tasse de thé. Elle était assise sur le lit, et feuilletait une revue, la radio en sourdine. Je lui ai dit : Bonne nuit, Clémence, mais elle n’a pas levé les yeux. Elle a poursuivi sa lecture, et je suis descendu dans la cour.

Le chien était attaché au tronc de l’acacia près du jardin. Je me suis avancé. Il a aboyé. J’ai posé la casserole devant lui. Il a tiré sur sa laisse en remuant la queue, et quand j’ai voulu m’approcher, il s’est mis à grogner. Une main s’est posée sur ma nuque. Freddy a pris la casserole en disant qu’il allait me montrer. Il a donné des caresses sur le flanc de l’animal en lui parlant. Il lui disait qu’il était un joli chien et que, s’il voulait un peu d’eau, il devait se tenir tranquille.

Le chien a gémi. Notre cousin a posé la casserole devant lui et il l’a regardé boire. Il l’avait trouvé à sa sortie de prison, devant l’arrêt de bus, c’était certainement un chien abandonné, parce que son maître ne l’avait pas réclamé. En même temps qu’il me parlait, notre cousin scrutait les alentours. J’ai levé les yeux vers la fenêtre. La silhouette de ma mère a disparu derrière les persiennes.

La porte de la cuisine a claqué. J’ai entendu le pas de ma mère sur le carrelage du couloir et sur le parquet de la salle à manger. J’ai aperçu ensuite la lumière qui grandissait dans la cuisine, et qui disparaissait, preuve qu’elle était entrée dans la chambre éclairée de ma sœur.

En regardant les photographies, un autre soir, elle m’avait dit ceci : Si, un jour, je rencontrais son cousin dans la rue, que ce soit par hasard ou parce qu’il me cherchait, je devrais refuser tout contact. Elle avait ajouté que, dans ce cas, le mieux serait pour moi de changer de trottoir. Je lui avais demandé pour quelle raison il était interdit de parler à son cousin. Elle avait répondu, à voix basse, qu’elle n’avait pas à me donner d’explication, mais si elle me disait cela, c’était parce que, d’une semaine à l’autre, il allait sortir de prison. La fois suivante, seulement, elle a parlé du viol de la petite Sonia.

Je suis revenu vers le chien, dans la cour. Notre cousin s’était accroupi. Il serrait l’animal contre lui et le chien lui léchait le visage. Il s’est tourné vers moi : Faut pas avoir peur, il n’est pas méchant, m’a-t-il assuré. Il a levé les yeux en direction des persiennes, il a regardé de nouveau autour de lui et il m’a demandé si, derrière chez nous, c’était toujours le jardin. J’ai répondu oui, on avait aménagé une tonnelle au bord du ruisseau, à côté de la remise. Il a hoché la tête en continuant de fouiller les ténèbres. Il m’a demandé enfin si j’étais toujours là le soir.

 

© Les Éditions de Minuit

© Photo : H Bamberger

 

 

Quatrième de couverture >

Madame Rebernak ne veut pas recevoir son cousin Freddy à sa sortie de prison. Elle craint qu’il ne s’en prenne à sa fille Clémence. C’est pourquoi elle décide d’en parler à maître Montussaint, le notaire qui lui a déjà rendu bien des services.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Yves Ravey, Un notaire peu ordinaire, Les Éditions de Minuit, janvier 2013, 112 pages, 12 €

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