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Les Nuits d’Ava : la place de l’image entre souvenir & fantasme

Quel lien, me direz-vous, entre Ava Garner, Courbet et un jeune idéaliste, photographe amateur et professeur d’histoire ? Le manque, cette étrange manière que le destin utilise pour nous plonger dans le désarroi alors que tout va bien. Le manque, ce fantasme que l’on projette sur l’écran de nos rétines internes, cinéma hollywoodien de nos désirs irraisonnables, de nos fêlures, de nos cicatrices… Il y a toujours, quelque part, une case vide que l’on s’évertue à combler par le rêve, l’idée d’un possible… ou l’exploit, celui de franchir le pas, ce Rubicon qui pousse certains à tout plaquer pour aller vivre de l’autre côté du monde, qu’il soit aux antipodes ou au fin fond de l’Ardèche, dans une zone blanche de préférence.

Jacques sera celui qui avance dans la nuit lumineuse de ses envies, celle de profiter d’un héritage pour se mettre en disponibilité et quêter la face d’ombre de la mystérieuse Ava Garner, prenant prétexte cette anecdote qui se serait passée lors du tournage de La Maja desnuda, à Rome, en 1958. Une soirée – trop – arrosée, une idée folle de reproduire les plus belles scènes dénudées de l’histoire de l’art, et notamment ce fameux 10 figures de Courbet ; et il n’en faut pas plus à la star américaine pour s’offrir à l’objectif de Peppino Rotunno, le chef opérateur de Fellini… Mais derrière cette liberté affichée, cette performance artistique, ne voit-on pas le spectre d’un appel muet à être libre de ses attaches, à oublier son nom, sa célébrité, et ainsi accomplir une autre destinée que celle écrite par les producteurs de la côte Ouest ?

Imbriquées à la manière des poupées russes, ces trois histoires décorrélées dans le temps mais liées dans l’esprit de la narration, tisse une trame visuelle adroitement écrite, d’un paragraphe l’autre sans plus de mise en scène puisque le rythme et le style offrent les passerelles idoines. Entre la traque du narrateur et les frasques de l’actrice, Courbet campe l’art en témoin de ces images véhiculant autant de promesses que de trahisons, d’amour que de haine. Preuve s’il en est que la société de l’image n’est pas née hier avec Instagram et Facebook, loin s’en faut : un certain ambassadeur turc avait déjà sa petite idée sur l’origine du monde…

Pétillant roman à tiroirs qui déroule, bobine après bobine, les vies tiraillées de nos héros du septième art, de la musique (ah ce Sinatra, ex-monsieur Garner) ou de la littérature (Hemingway), trop souvent prisonniers du vertige qu’ils portent en eux, incapables de sortir du cadre sans y perdre leur âme. Tout comme les papillons que nous sommes, collés à l’image, sans même se dire que déjà dans le reflet de celle-ci, se trouve un angle mort qui invite à glisser un œil sous le tain de ce miroir aux alouettes qui ne renvoie jamais totalement l’idée concrète que nous nous faisons du monde. Chimère et licorne sont aussi les éléments d’un décor d’opérette qui siffle trois fois avant que ne tombe le rideau des hypocrisies et ne se révèlent les caractères authentiques.
Perpétuelle danseuse sur les braises de son destin, toujours seule – comme nous tous, finalement – Ava se libérera petit à petit de l’hydre hollywoodien qui la tenait sous contrat pour mieux replonger dans les sables mouvants d’un destin original qu’elle ne contrôlera finalement en rien. Laissant libre cours à son caractère, ses désirs, la vie, en somme…

François Xavier

Thierry Froger, Les Nuits d’Ava, Actes Sud, coll. Domaine français, août 2018, 304 p. – 20 €

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