Annick Geille. Extrait de : Pour Lui


 

 

EXTRAIT >

 

Il l’attendait. Elle avança en souriant. Trois pièces en enfilade se succédaient qui menaient jusqu’à lui. Dès que la secrétaire ouvrait la première, le visiteur se retrouvait dans un gigantesque salon. Intimidé par la profusion des objets d’art et la hauteur sous plafond, il embrassait du regard les tables basses, les canapés, les murs laqués assortis aux tentures. Les stores vénitiens maintenaient la pénombre que rompait le halo braqué sur les lithographies de Dalí, les peintures de Ralph Goings et les collages de Joseph Cornell. Une sorte de rhétorique picturale. Cinq fenêtres dominaient l’avenue dont le tumulte était à peu près vaincu par l’épaisseur du double vitrage, si bien que seul le ronron de la climatisation troublait le silence. Un silence ouaté, étrangement douillet. Le Président contemplait celui qui, après avoir traversé le premier cercle puis le deuxième, était enfin parvenu dans la pièce minuscule où il faisait mine de trier ses papiers. Au-dessus de lui, une toile de Hans Bellmer. La Porteuse de faux avait à l’œil les quémandeurs d’augmentations et de prébendes au cas où, grisés par le succès, ils eussent oublié leur condition de simples mortels.

Elle continua d’avancer, sentant sous ses pas l’épaisseur des tapis de haute laine. Après Apollo, de Richard Este, qu’elle connaissait bien, elle fit halte pour admirer un Max Ernst qu’elle n’avait jamais vu. La fixait non loin, de ses grands yeux d’émail, noirs et ronds, la poupée Émile Jumeau qu’elle lui avait offerte pour ses vingt ans de maison ; l’ayant repérée dans le catalogue de la galeriste Dina Vierny, il la lui avait montrée un soir, avec cette lueur dans les yeux qui, chez lui, signalait le désir. Le Président avait un goût très sûr. C’était un modèle rare représentant une élégante du début du siècle. Un dessin de Matisse jouxtait l’automate au teint pâle. Elle passa entre les affiches de jazz, s’amusant comme toujours de la ména­gère en bigoudis poussant un chariot de supermarché, une sculpture hyperréaliste saisissante de vérité, au point que certains faisaient halte, dans une sidération qui faisait plaisir à voir. Un miroir refléta sa mince silhouette, le tailleur Saint-Laurent. Elle reconnut le swing de Count Basie. Bien qu’elle fût entrée ici mille fois en vingt ans de carrière, elle eut une sorte de recul lorsqu’elle se retrouva face aux grimaces de la Mort, qui surplombait le beau visage de Daniel Filipacchi.

Vous ne faites rien pour rassurer vos visiteurs, dit-elle. Elle prit place en face de lui, obligée ainsi de contempler la Faucheuse.

Allons plutôt nous asseoir à côté, fit-il.

Il se leva, abandonnant l’espace qui le séparait d’elle. Elle avait souvent perçu chez lui un côté Captain Daniel, le fantôme autoritaire et lunatique de Mankiewicz. Champ, contrechamp, il jouait son rôle, comme si la vie était un classique plein de rebondissements. C’était ce qui se produisait avec les très riches, à force d’extravagance ils vivaient au second degré. Savait-il ce qu’était un quai de métro ? Connaissait-il le prix d’une baguette ? Avait-il jamais déposé un costume chez le teinturier ? Se deman­dant ce qu’il allait bien pouvoir lui annoncer tout en espé­rant qu’il s’agissait de bonnes nouvelles, elle le suivit jusqu’au salon intermédiaire. Ils prirent place sur le canapé. Se laissant choir dans le velours taupe, elle croisa les jambes, sûre de pouvoir compter sur elles. « Dire que j’ai quarante ans », songea-t-elle, pour se faire peur, car ceux qui travaillaient au 65 Champs-Élysées semblaient demeurer éternellement jeunes.

Vous prendrez bien quelque chose, proposa-t-il en se penchant vers un réfrigérateur dissimulé par une cloison.

Le soir, il la tutoyait. Depuis quelque temps, il ne le faisait plus. C’était les happy hours, les « heures heureuses », deux cocktails pour le prix d’un entre dix-sept et vingt heures à Manhattan et partout où l’on porte un toast. Il lui tendit un lourd cristal biseauté, elle accepta deux doigts de whisky, la semaine avait été longue. Des guirlandes scintillaient à chaque fenêtre, c’était Noël, la fête semblait à portée de main, elle imaginait les couples se pressant dans les cinémas, les restaurants. Les bouclages l’avaient épuisée. Rue de Bourgogne, Tom l’attendait. Elle aurait bien voulu inviter Daniel, mais il avait ses Noëls à lui. Irait-il dîner seul, histoire de ne pas faire comme tout le monde ? Elle se représenta les banquettes du Fouquet’s ou celles de L’Ami Louis, son bistrot, les dîneurs enchantés de se trouver là en cette veille de Noël ; et lui tout seul, s’autoproduisant pour la beauté du plan, parcourant Vanity-Fair ou le prochain catalogue d’une vente Sotheby à New York, pendant qu’on lui servait un Coca, et, peut-être, si elle en croyait ses souvenirs, une salade niçoise, avec une portion de frites. Le dîneur solitaire était heu­reux, car rien ne lui convenait mieux que l’absence des autres. Surtout un 24 décembre, quand tout le monde devait se réunir.

Pourquoi prenez-vous du whisky ? Cela ne vous ressemble pas, reprit-elle en avalant la première gorgée.

Elle avait posé la question d’un air boudeur car la veille, chez Fauchon, elle avait passé deux heures à lui choisir un cadeau de fin d’année : un Château d’Yquem 1967, si bien caché dans les caves du traiteur qu’elle avait dû signer deux chèques encaissables à distance pour le plaisir de rédiger la carte de vœux. Et celui, encore plus grand, d’imaginer son visage quand, ouvrant le coffret enrubanné, il comprendrait.

Les après-midi dorés de septembre, la fraîcheur du soir, la « pourriture noble », la vigne d’Yquem – il lui avait aussi appris l’amour du sauternes durant toutes ces années, leurs années, les années Filipacchi, ou plutôt, pensa-t-elle, enchantée d’elle et de lui, « les années Playboy », car Playboy, qu’il avait eu le culot de lui confier jadis, avait été un succès.

Je croyais que vous aimiez le sauternes en apéritif, insista-t-elle en croisant à nouveau les jambes.

Le crissement des bas Dior rompit le silence.

Ce vin de lumière ! reprit-elle.

Il posa son verre sur la table où elle repéra un nouveau Dalí. Le Jugement dernier, 1969. Un cavalier au coucher du soleil.

À bord de mon bateau, surtout. Mais c’est devenu telle­ment cher, un vrai sauternes tel que je l’aime coûte des fortunes, voyez-vous.

Elle opina du chef et ce fut alors qu’elle croisa son regard pour la première fois. Il avait une dureté qui lui rappelait quelque chose, mais quoi ? Le souvenir d’un regard semblable à celui qu’elle venait d’intercepter, si ancien qu’il ne franchissait pas le seuil de sa conscience ; cependant, l’espace d’une seconde elle éprouva un léger malaise, parce que dans la prunelle il y avait du noir et aussi du glacé, et ce petit quelque chose d’atroce qui lui rappela en un éclair la manière qu’il avait de lui jeter un coup d’œil lorsqu’ils ne se connaissaient pas. Le regard qu’il devait avoir pour la foule des autres, sauf ceux, très rares, dont le sort ne lui était pas indifférent et auxquels il s’adressait avec un visage d’enfant. Elle sourit en songeant à leur premier entretien, un 24 décembre, justement, il y avait un siècle. « Pas tout à fait un Père Noël mais mon père de Noël », se dit-elle, émue. Depuis, elle avait changé au point qu’on aurait pu croire qu’une inconnue avait pris possession d’elle. Une femme qu’il avait créée de toutes pièces. Elle avait rêvé jadis d’un père qui fût un loup, un tigre, un lion, avec des dents de lait rien que pour elle. Alors, elle eût été celle que ce père sans pitié eût aimée pour des raisons mal élucidées, mais que tous deux eussent sues sans avoir besoin de les formuler. L’observant à la dérobée, elle constata avec un certain amusement que ce père indigne juste ce qu’il fallait, avec ce côté effrayant qu’elle aimait, portait son éternelle panoplie de Daniel Filipacchi, chemise et cravate taillées dans la même étoffe rayée ; la tenue d’un vendeur de voitures du Nebraska qu’on eût soudain promu directeur du développement.

Cet accoutrement, chacun, dans la profession, espérait l’apercevoir un instant tant cet homme était puissant ; « Citizen Dan », pensa-t-elle avec fierté, comme si le succès de l’« oncle Dan » avait été son œuvre, comme si elle avait joué un rôle dans l’extraordinaire croissance du Groupe. « Dire qu’aujourd’hui nous sommes le premier éditeur de magazines du monde », pensa-t-elle en buvant une larme de scotch. Elle disait « nous » comme tous ceux qui, à un moment donné, malgré leur expérience, leur ironie distante, leur scepticisme distingué, finissaient par faire corps. Elle sentit à nouveau la brûlure du malt, le cristal était lourd comme une valise, cette veille de Noël coïncidait avec une fin de bouclage, demain elle s’envolait pour Los Angeles, Malibu, la plage devant la Pacific Coast Highway. Au crépuscule, Tom observait à la jumelle le vol des pélicans. Les plus beaux couchers de soleil de la terre.

Vous n’avez pas beaucoup d’amis dans la maison, fit-il soudain.

Elle sursauta tandis qu’il se levait du canapé, car c’était d’autant moins agréable à entendre que sa voix avait changé. Il n’allait tout de même pas lui faire des remon­trances, ou pire, une scène, un 24 décembre ! Souvent, lorsqu’il avait des soucis, il s’en prenait à X ou Y, parfois à elle ; le lendemain, il s’arrangeait pour se faire pardonner. Cependant son visage était fermé, cadenassé. Elle frissonna, la gorge nouée. Elle avait beau le connaître par cœur, il était toujours aussi mystérieux. Qui – une fois de plus – avait médit ? Étant l’une des rares femmes du Groupe dotées de ces pouvoirs convoités par les hommes, elle n’avait pas beaucoup d’amis intra-muros, en effet.

Les féministes gardaient un silence pudique sur la détestation que provoque toujours l’ambitieuse parmi celles qui, discriminées, exploitées, voient chez toute dirigeante une usurpatrice. Qui dira le dévouement des secrétaires pour leur chef ? Les heures supplémentaires, la machine à café, soit, mais pas pour une patronne. Quant aux barons du Groupe, ils ne lui pardonnaient pas ses relations avec le Président. Était-ce sa faute si elle et lui faisaient fi des intermédiaires ? Pourquoi aurait-elle perdu son temps à solliciter l’avis des uns ou des autres quand Daniel semblait toujours disposé à lui donner le sien ? S’il n’était pas disponible, elle laissait un message, il la rappelait dans la journée où qu’il fût, de l’autre côté de la planète, à bord de son bateau, n’importe où. Elle cristallisait ainsi beaucoup d’agacements. Un homme habitait avec grâce les responsabilités sans que personne ne lui reprochât son caractère, car il en fallait, du caractère. Toute dirigeante était méchante. Dure, arrogante. Sans cœur. Il faudrait encore dix, vingt ans pour que la véritable égalité advienne dans les esprits – et en particulier dans l’esprit des femmes. Quand les chiffres étaient bons, on lui fichait la paix. S’ils fléchissaient, les hyènes sortaient du placard. « Daddy » – le nom qu’elle lui donnait en secret – se plaisait à la torturer, lui révélant certains bruits de couloir. Il y avait du Scorpion dans son Capricorne.

Pourquoi me dire quelque chose d’aussi désagréable un soir de Noël, Daniel ?

Je pense qu’il faudrait changer « Femme Debout ».

Abasourdie, elle posa le verre de pur malt sur la table.

Je ne comprends pas.

Il suffirait d’adopter un positionnement moins intellectuel.

Elle baissa la tête. Le grand mot était lancé. Ce n’était pas bon signe.

Mais enfin, Daniel, c’est la formule.

Elle n’osa dire « ma formule », ce qu’elle aurait fait en d’autres circonstances, mais quelque chose lui intimait de rester dans le flou, comme si elle n’avait pas été à la source même du concept, comme si elle n’avait pas créé ce mensuel avec sa bénédiction.

Cela fait notre image, notre singularité, notre succès, reprit-elle.

Succès, succès, c’est vous qui le dites.

Regardez les chiffres, dit-elle, atterrée, car elle com­mençait à comprendre qu’il remettait tout en question. Vous m’aviez demandé de faire aussi bien que « Vogue », reprit-elle d’une voix moins assurée, c’est fait. « Vogue » aujourd’hui nous craint, que dis-je, nous imite : ils viennent d’engager une rédactrice en chef pour donner de la substance à leur catalogue. Mais vous le savez, Daniel.

Et c’était ce qu’il y avait de plus dérangeant, qu’elle fût soudain obligée, pour défendre son travail, d’aligner des informations qu’il possédait déjà ; car si elle dirigeait les journaux qu’il lui avait confiés, il était le Président.

N’est-ce pas que vous le savez ? reprit-elle d’une voix quasi suppliante, comme si elle se retrouvait dans un mauvais rêve, le procès qu’il instruisait contre elle ne pouvant se dérouler dans la réalité.

Un second « Marie-Claire » nous aurait rapporté plus d’argent.

Qui lui avait mis cette idée en tête ? Marie-Claire était une forteresse imprenable. Ou alors il faudrait attendre une bonne dizaine d’années, doubler les équipes, les budgets. Sans garantie de succès. Changer le positionnement de

Femme Debout, c’était le tuer à plus ou moins brève échéance, alors qu’ils commençaient à récolter les fruits de leurs efforts.

Toutes ces années données à Femme Debout sans barguigner, ces étés sans vacances, ces semaines sans dimanche, ces soirées passées avec les annonceurs ! Ces semaines de collections pendant lesquelles, alors qu’elle n’avait aucune passion pour la mode, elle s’était tapée huit heures par jour toutes les tendances de l’année, assise au premier rang des défilés de France et d’Italie. Malheur à la rédactrice en chef qui séchait le défilé Dior ou Chanel et les soirées dans les salons du Plaza-Athénée : les budgets publicitaires s’en ressentaient. On n’était jamais libre lorsqu’on dirigeait un magazine féminin à succès.

Cette vie de bonne sœur tout entière consacrée au journal se retrouvait au banc des accusés ? Cette vie sacrifiée n’aurait servi à rien d’autre qu’à entendre cette ineptie, sauf le respect qu’elle lui devait ? Mais depuis qu’il avait repris Hachette, il lui arrivait de déraper, de dérailler. Daniel sortait de ses terres, il perdait la main. Le dernier qui parlait avait raison, il trouvait de l’esprit aux bateleurs de la télévision, lui dont le père avait fondé Le Livre de poche, lui le collectionneur d’art, le bibliophile. Lui qui avait appris le métier avec Paul Eluard, chez Aulard, l’imprimeur clandestin des Éditions de Minuit à la fin de l’Occupation ! Lui la finesse, l’intelligence, lui le guépard. Le Groupe était devenu gigantesque, avec des ramifications dans le monde entier, mais Daniel rapetissait. Comme s’il commençait à souffrir de sa propre importance et de cette immensité qu’il avait voulue, créée, et qui, à présent, semblait le contraindre, voire l’ennuyer. Qui parmi ses conseillers lui avait fait croire qu’on pouvait faire peur à Marie-Claire avec une Femme Debout « moins intellectuel » ? Elle se mit à faire les cent pas dans l’immense salon, comme prise au piège. Je suis la chèvre de Monsieur Seguin, se dit-elle en apercevant sa pâleur dans la glace, je perds mon sang.

Sans compter que toutes ces années dans le même journal, c’est long.

Elle s’arrêta net et se tint, chancelante, devant la fenêtre. Tournant le dos au danger, elle contempla les Champs-Élysées. Devant les arcades du Claridge, des passants se hâtaient, chargés de paquets, il y avait dans cette hâte une joie palpable, chacun savait que Noël approchait. Le 24 décembre, tout le monde avait des projets. Le bonheur semblait communicatif. La fête imprimait son halo aux heures heureuses. Une étrange lueur dorait les teints, les vitrines, les trottoirs, c’était une lumière d’or, la lumière du soir.

Ce fut alors que l’horrible idée, le début de l’horrible idée, commença à s’insinuer en elle sans parvenir tout à fait à y faire son chemin car ses relations présentes avec cet homme et tout leur passé la rendaient improbable.

Je pense qu’il va falloir que vous quittiez « Femme Debout ».

Elle lui fit face, bouche entrouverte, bras ballants, telle une femme qui regarde son meurtrier avant de tomber, juste après le coup mortel.

Mais pourquoi quitterais-je le journal que j’ai fondé au moment où tout devient plus facile ? C’est d’une injustice atroce !

Vous qui aimez les écrivains, pourquoi ne pas diriger notre service Édition ? Il y a des choses à faire, au service Édition.

« Vous qui aimez les écrivains » : et lui, le fils d’Henri Filipacchi, lui, l’ami de René Char, il ne les aimait pas, peut-être ? Le service Édition ! Un placard ! Il ne plai­santait pas. Il voulait la mettre dans un placard. « Je suis journaliste, pensa-t-elle, éperdue, et pas directrice de collection ». Une douleur l’atteignit en pleine poitrine, elle croisa les bras pour s’en protéger. Il avait pris sa décision. La messe était dite. Le fixant, terrorisée, elle fit un pas en avant, mais c’était pour se rapprocher de la per­sonne qu’elle avait le plus chérie au monde et qui l’assassinait tranquillement avec ce sourire du tigre les jours de bonne chasse, quand la proie pantelante tombe après une longue traque. Elle sentit qu’elle allait pleurer, il ne fal­lait pas, mais elle avait beau serrer les poings dans les poches de sa veste, les larmes risquaient de sortir du cadre, il ne fallait pas car seules les femmes pleurent quand on les licencie. « Il me licencie », songea-t-elle en se mordant l’intérieur des joues jusqu’au sang ; elle se mordait pour ne pas verser une larme et elle demeura les yeux secs alors que sa vie se disloquait.

Non ! cria-t-elle.

Vous ne m’aidez pas beaucoup, Anne, et c’est très pénible pour moi aussi, vous savez, mais ma décision est prise. Notre décision est prise.

Les barons ! Ils avaient obtenu sa tête. Le mal venait toujours des barons, tout leur était bon pour la remettre en question, elle s’épuisait à répondre à leurs notes par d’autres notes dont elle devait lui adresser une copie, de sorte qu’il avait dû trop souvent arbitrer ces pugilats minables, car derrière les barons, leur jalousie, leur hostilité au pouvoir des femmes, il y avait lui, le père de Noël. Un père diabolique et angélique qu’elle s’était fabriqué sur mesure, bien qu’il fût trop jeune, bien sûr, lui, le parrain, le protecteur, Daniel, l’homme qu’elle avait le plus aimé parmi tous ceux qu’elle avait chéris. Et cet amour-là, inexpugnable, indestructible, avait été sa lampe d’Aladin, sa chance, sa lumière, cet amour-là avait surplombé ses amours secondaires, telle la falaise sur la mer. Les passions s’étaient succédé, dont elle lui avait parlé, à propos desquelles ils avaient ri, complices, car cet amour-là dominait la folie des corps et ces illusions plus ou moins comiques que sont les passions. Ce n’était pas seulement son travail qu’on lui arrachait, c’était sa vie. À l’ombre de cette figure paternelle elle avait grandi, grâce à lui elle avait oublié l’éternel absent, le père du sang ; il pouvait ne pas l’aimer, le géniteur, il pouvait la battre froid, être le champion des rendez-vous manqués, peu importait. Un homme d’une envergure dix mille fois supérieure à la sienne était son tuteur. Son mur porteur.

« Un tueur », pensa-t-elle. Elle reprit place sur le canapé de velours. Il était assis près d’elle, son verre de scotch à la main, la mâchoire carrée, des lunettes cachant les magni­fiques prunelles noires aux éclats bleutés, de longs cils, des sourcils à la Bogart. Son visage était d’une perfection abso­lue, joues creuses, nez droit, cou bien campé. Rien qui fût trop ceci ou pas assez cela, avec ce beau front qui remontait haut sur les tempes, ce profil de patricien, une élégance innée, tout cela commençait à se calciner sous ses yeux, commençait à brûler comme s’il avait fallu que ce visage disparût à jamais. Elle ne pouvait l’admettre car au-delà des magazines qu’il lui avait confiés l’un après l’autre, au fil des années, il y avait lui, le seul être pour qui elle eût tout fait, auquel elle devait tout, en particulier sa vie et ses amours secondaires, son mariage, les beaux étés et les hivers enchantés, tout, elle devait tout à cet amour essentiel dont elle comprit soudain qu’elle allait être privée. « Et alors, se dit-elle sur son bout de canapé, et alors ces vingt dernières années, il faudrait les revoir à la lumière de cet instant ? Et ces milliers de sourires, de regards, ces éclats bienheureux, ces clins d’œil, ces dîners valeureux, ces déjeuners en douce, à Paris ou à New York, ces voyages, ces rencontres le samedi vers onze heures, le dimanche matin, ces entretiens devant l’ascenseur, ce blanc-seing qu’il lui avait donné depuis le premier soir, un soir de Noël, justement, cette filiation bienheureuse et secrète, ces confidences, leurs projets, envolés, réduits en poussière, anéantis à jamais ? « Je me suis trompée, pensa-t-elle, effondrée, j’ai inventé cet homme et son affection pour moi est une fiction, j’ai tout inventé. Je me suis raconté une histoire. »

Vous avez toujours fait ce que vous avez voulu. Vous prenez les journaux qu’on vous confie et vous en faites des magazines littéraires, or ce n’est pas ce qu’on vous demande, mais vous continuez sans rien écouter de ce qu’on vous dit. Est-ce que Roger nous fait un « Match » littéraire ?

« Littéraire ». Le grand mot était lâché.

Un alibi culturel pour des magazines qui en avaient besoin, vous le savez, Daniel.

Votre alibi à vous, disons.

Il hocha la tête et reposa son verre. Hebdomadaire d’informations générales, Match n’avait pas besoin d’alibi. En revanche, Playboy, Culture-Hebdo et Femme Debout, pour faire passer leur formule initiale – le sexe, le divertis­sement, la mode –, se devaient d’avoir un peu de peps, voire de chic.

Mais ça a marché, Daniel ! cria-t-elle, car toujours l’injustice la faisait bondir et c’en était trop.

Je me demande.

Elle lui jeta un coup d’œil effaré. À présent, il contestait tout, il rejetait tout, elle, son style, ses formules, sa manière, aujourd’hui le passé de Culture-Hebdo et de Playboy semblait aussi contestable que la formule de Femme Debout.

Comment ça, vous vous demandez ? Ne m’avez-vous pas toujours soutenue ? Promue ? Augmentée ?

Elle reprenait un peu de vie car face à tant de mauvaise foi il fallait lutter avant de mourir tout à fait. La mauvaise foi elle avait l’habitude. Mais elle n’avait pas l’habitude de Daniel en ennemi.

Je me pose des questions, voyez-vous. Est-ce que ça n’aurait pas mieux marché autrement ?

Il se répétait. Elle se leva, but son whisky cul sec, une chaleur l’envahit. Elle fit quelques pas et revint vers la fenêtre. Des passants se hâtaient vers le métro George V. Noël donnait aux Champs-Élysées cette aura qui existe dans toutes les villes du monde durant ce laps de temps que les Anglo-Saxons appellent happy hours. Les heures heureuses. « Je meurs », se dit-elle, étonnée.

Et si je refuse ? parvint-elle à articuler.

Quoi ?

L’Édition à la place des journaux.

Je pourrais vous donner – exceptionnellement – la moitié de vos indemnités, en plus du poste.

Mais si je refuse ?

Vous auriez tort.

Mais encore ?

Eh bien, j’imagine que vous partiriez avec la totalité de vos indemnités.

« Plus de vingt ans de maison », pensa-t-elle. Un vertige l’empêcha de déglutir. Elle y parvint au prix d’un effort colossal. « Il pourrait me laisser partir. » Il ne l’avait jamais aimée, ainsi qu’elle l’avait cru de manière pathétique et ridicule. Elle était une employée comme les autres. La douleur thoracique s’accentua.

Je voudrais réfléchir.

Très bien.

Je passe les fêtes à Los Angeles. Je vous donnerai ma réponse à mon retour.

Elle ne parla ni de son mari ni de leurs projets, car il n’y avait plus de place entre eux pour la moindre intimité.

Avec la guerre du Golfe, tout va se compliquer. Réfléchissez bien.

Elle se dirigea vers la sortie, se retournant pour voir une dernière fois l’enfilade des salons. Son regard se posa sur un dessin de Picasso qu’elle avait repéré dans la salle à manger de Marnay. Jeune fille, mode d’emploi.

Elle poursuivit son chemin. Le nouveau Max Ernst. Le vieux Matisse. Man Ray (Le Rébus, 1938). La marionnette. Demain, il recevrait le sauternes millésimé. Il allait souffrir à son tour, ou alors elle ne comprenait plus rien. Elle fit halte et, voyant qu’il réfléchissait au loin, la tête basse, elle envoya promener la poupée d’une pichenette. La porcelaine heurta le marbre d’une console. L’automate aux yeux noirs gisait en morceaux, prisonnier de liens compliqués.

Laissez, je m’en occuperai, lança-t-il.

Joyeux Noël, répondit-elle en sortant.

Il la brisait ? Elle serait d’une élégance sans faille.

 

 

©Fayard / Le Livre de Poche

© photo : Louis Monier

 

Quatrième de couverture > C’est un 24 décembre, dans son bureau des Champs-Élysées, que Daniel Filipacchi annonce à Annick Geille qu’elle va devoir quitter ses fonctions. Un autre soir de Noël, vingt ans plus tôt, Daniel avait fait confiance à la jeune stagiaire de 23 ans, qui avait ensuite gravi tous les échelons jusqu’à la direction de plusieurs magazines. Vingt ans qu’ils travaillaient ensemble à bâtir un empire de presse. Vingt ans aussi d’admiration, de fascination, d’amour pour celui que Annick appelle Oncle Dan. Devenue Anne par la magie du roman, Annick nous parle de ces années de passions à côté d’un homme qui lui donna tout, sauf l’essentiel : son amour.

 

Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteur d’une dizaine de livres dont Un amour de Sagan, traduit jusqu’en Chine, elle fonda le magazine Femme avec Robert Doisneau. Elle a reçu le Prix du premier roman en 1981 pour Portrait d'un amour coupable et le Prix Alfred-Née de l'Académie française en 1984 pour Une femme amoureuse.

 

Annick Geille, Pour Lui, Livre de Poche, mai 2013, 528 pages, 7,60 €

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