"Le cercle de la Porte Océane" fait revivre la gloire passée du Havre.

Par centaines, entassées dans un des vastes hangars du port, des balles de coton. La photo date de 1900. Le Havre en ce début de siècle dépasse par son trafic ses concurrents allemands, belges et hollandais. Le port traite en direct avec les lointains pays producteurs de ces matières primordiales dont l’Europe ne se passe plus, café, sucre, coton, cacao, bois exotiques et rhum. Le négoce génère des gains, ceux-ci permettent d’acheter des œuvres d’art. Encore faut-il qu’en plus du rang social, les amateurs fortunés aient du savoir et des repères. Avec son franc-parler habituel et son sens des mots, Boudin dénigre ces « épiciers » collectionneurs et résume la situation en disant : « Pas de coton, pas de tableaux ». Il se trouve que parmi les entrepreneurs locaux, certains possédant l’argent, l’intelligence de distinguer les talents, l’amour de l’art et le désir de le partager, vont croiser leurs moyens, leurs idées et leurs passions. Ces « ardents » comme les qualifie Boudin, vont créer en 1839 la Société des amis des arts qui a « pour but de répandre le goût des beaux-arts et particulièrement de la peinture au Havre ». Le succès de leurs expositions année après année témoigne du rôle que la ville joue désormais à la fois auprès des artistes qui trouvent une clientèle aisée et sensible à leurs nouveautés et auprès des élites qui peuvent se former et acquérir des tableaux dont les signatures sont désormais notoires. Boudin bien sûr, Isabey, Daubigny, Monet, mais aussi Jean-Paul Laurens, Hébert, Jongkind, notamment lors de l’exposition de 1880 se retrouvent.


Cité ouverte par vocation sur le monde, avancée vers l’Amérique, en position dominante sur les voies maritimes, prés de Paris, non loin des métropoles du nord, marché important disposant d’une Bourse, Le Havre attire les créateurs en tous genres. Le Second Empire organise des « soirées mondaines et brillantes » sur la côte. Ce qu’on pourrait appeler une seconde génération de collectionneurs va poursuivre l’aventure sur la lancée de la précédente. A nouveau des noms émergent, comme ceux d’Olivier Senn qui accumule les Degas, Charles-Auguste Marande qui allie Delacroix à André Lhote, Pieter van der Velde natif de Rotterdam et installé au Havre en 1870 qui à Boudin ajoute Renoir et à Pissarro adjoint Sisley, Georges Dussueil, le transitaire d’origine provençale dont le grand salon s’agrémente de Vlaminck, Matisse, Gauguin, Odilon Redon. Ces hommes élégants, en melon ou en huit- reflets, la canne à la main, tels qu’une caricature de Frémond les décrit non sans malice, bâtissent en commun un projet sans précédent qui donne à leur ville son renom et la fait entrer dans les circuits de l’avant-garde. Culture et commerce ont parties liées. Tous les grands maîtres du moment sont convoqués au Cercle de l’Art Moderne. Conférences, concerts, rencontres musicales et poétiques, expositions, il y a « un peu de fièvre dans l’air » du Havre. Presque un euphémisme, car l’effervescence est grande autour des bassins. Les peintres, les sculpteurs, les architectes, les dessinateurs, les céramistes se rendent aux manifestations organisées et qui réunissent de jeunes artistes normands ou étrangers encore inconnus, des impressionnistes célèbres, des Nabis, des fauves bien sûr qui reçoivent un accueil particulier. Signac, Marquet, Derain, Vallotton, Vuillard, Dufy côtoient Guillaumin, Friesz, Braque, Bourdelle. La ville « bastion de l’art moderne » fait oublier la « ville temple de l’argent ».


Pour introduire cet ouvrage, des marines des frères Macaire, de Jean-Victor Warnod, d’Auguste Autin, aux doux tons sépias, gris, bruns accentuant les contrastes entre les mats, les voiles, les coques, rappellent combien la vie maritime est photogénique. L’image des Bateaux quittant le port du Havre, prise vers 1856-1857 par Gustave Le Gray, montre cinq navires mettant le cap au large. Leurs silhouettes noires et aigues se découpent en contrejour sur un ciel encore lumineux sous les hauts nuages. Agrandie, ne perdant rien de son pouvoir évocateur, cette photo clôt un parcours dense certes mais fluide. Près de cent œuvres retracent cette double destinée un peu oubliée, quand des hommes et un lieu se conjuguent pour conquérir le large. On circule aisément entre le Quai à Honfleur de Jongkind, Le Yacht pavoisé au Havre de Raoul Dufy, la Baie de Salerne de Renoir, La Route romaine à Cagnes de Vallotton, Le Bassin du Commerce de Monet, Le Port d’Anvers d’Othon Friesz, Le Port de Collioure de Marquet, L’Anse des Pilotes de Pissarro dont on admirera la finesse d’observation. Les deux œuvres ont été peintes en 1903, l’une le matin, à marée montante, quand le soleil commence à chauffer l’air encore gris, l’autre l’après midi, quand ce même soleil illumine mille détails de foule, de bateaux, de fumées. Le point de vue est sensiblement le même et pourtant différent. Pissarro a tourné autour de cette petite construction au toit pointu vert, balise ancrée en terre ; le paysage avec lui, les ombres également.


En cinq grands chapitres qui se subdivisent en sections abordant chacune un aspect précis, cet ouvrage retrace une double histoire, celle de ces collectionneurs engagés dans celle de l’art. Double visite de ce fait, chez eux et en compagnie des artistes qu’ils ont découverts, aimés, diffusés, promus, fait rayonner, sachant qu’en retour, ces artistes trouvaient dans cette partie de Normandie, d’immenses sources d’inspiration. Relié, bien illustré, offrant une bibliographie abondante, ce livre apporte une contribution majeure à la connaissance et cette « tentation » qui a mis la province au rang de la capitale. Le Havre à juste titre, pavoisait.


Dominique Vergnon


Annette Haudiquet, Géraldine Lefebvre, Le Cercle de l’Art Moderne, nombreuses illustrations, 22,5x26,5cm, Réunion des musées nationaux - Grand Palais, septembre 2012, 248 pages, 39 euros.


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