Rik Wouters, un talent trop tôt brisé

Du quotidien le plus ordinaire, Rik Wouters fait son premier sujet, le cœur de son travail, sa joie de peindre, un désir de vivre. Epouse et muse, la présence discrète et agissante de Nel à ses côtés est sans doute la raison de cette vocation. Mais autour d’un thème qui pour certains paraît très simple voire trop, Rik Wouters construit une œuvre qui surprend par sa variété, d’autant plus étendue qu’elle va de la sculpture, pratiquée dès les débuts, à la peinture, à l’eau-forte et aux dessins. On peut déceler bien sûr les influences qui orientent sa manière, entre autres celles de Cézanne et Van Gogh, de Matisse et des impressionnistes aussi. Son discours esthétique reste cependant inédit et personnel dans la mesure où l’insignifiance prend de l’importance sous la marque de la fluidité des formes, de la transparence des tons, de la légèreté de la touche, de cette espèce d’inachèvement donné à chaque tableau, comme s’il y avait à la fois urgence d’avancer et besoin de capturer le moment fugace soit du jour dans la lumière soit du geste dans sa vitesse. Afin d’en retenir l’essence qui demeure, la subtilité qui se prolonge.  

 

La tonalité dominante n’est pas seulement en rapport avec les teintes elles-mêmes sinon avec une sorte de sérénité intérieure, un chant d’amour à la vie partagée. On comprend d’autant mieux la place de ce dialogue des signes quand on sait que les existences de Rik Wouters et de Nel, née Hélène Duerinckx, auront été avant tout un combat mené à deux contre les privations, un colloque commun contre les duretés de l’existence, jusqu’à la disparition prématurée, à l’âge de 34 ans, de ce jeune artiste qui commençait à entrevoir un avenir prometteur. Nel meurt en 1971. Ils s’étaient rencontrés en 1905. Elle avait alors 19 ans. Elle a témoigné de ce chemin bref et dense parcouru ensemble.   

 

Avec cette vaste rétrospective - environ deux cents pièces, rapprochées dans le cadre du partenariat entre les musées des Beaux-Arts de Bruxelles et d’Anvers - accompagnée par un catalogue tout aussi abondant et permettant de découvrir l’œuvre dans son ampleur, Rik Wouters (1882-1916) accède à une notoriété qui n’a désormais rien à envier à celle des autres grands peintres belges, Ensor, Delvaux, Spilliaert, Magritte, Khnopff, Rops, qui ont porté haut et loin la créativité foisonnante et insolite de leur pays. Longtemps il était demeuré en retrait, presque sans critique, sans acheteur notable. Pourtant, grâce au marchand d’art belge Georges Giroux, sa notoriété ne sera pas mince. Les musées acquièrent des œuvres, la reconnaissance de ce talent trop tôt brisé est lancée et s’envole. Puis vint un temps d’oubli. Pourquoi ? Parce que l’intérêt de cette œuvre tient moins au charme discret dont on la crédite d’abord qu’à sa façon d’en dire beaucoup plus sous l’apparente spontanéité du passage des pinceaux. C’est plus qu’ « un poème de circonstance ». Le dynamisme sans cesse visible, le sens du mouvement dû à la rapidité des notations chromatiques donnent au motif toute l’épaisseur de la vie vécue, heureuse, « cette sensation hédoniste qui traduit la force » de l’amour de Rik pour Nel, incluant une respectueuse mais évidente sensualité qui transparaît dans ces portraits de femmes en blanc, en bleu, en noir, qu’elle soit surprise lisant, repassant, devant une glace, dans une barque.  

 

Prise dans la fugacité de sa vie et la brièveté de sa carrière, on peut dire que Rik Wouters, passés les débuts plus académiques mais qui déjà révèlent ce que le futur confirmera à savoir une capacité à éliminer, à réduire à l’essentiel un visage, un paysage, un intérieur, a vite trouvé son style. Il l’affermit en restant indépendant des nouveaux courants qui s’imposent, comme le fauvisme et le cubisme. Ce non finito, décalant subtilement les contours et les couleurs, déconstruisant avec délicatesse la réalité, aboutit par addition d’infimes inventions à ces rythmes de l’instant à peine entrevu, aussitôt saisi avant qu’il ne disparaisse. Une telle aptitude se remarque davantage dans les dessins où l’économie des traits et des ombres annulent ce qui deviendrait pesanteur, excès de contrastes, gardant ainsi, l’essentiel : la palpitation du corps, la clarté qu’il retient (Nu au fauteuil d’osier, fusain sur papier, 1912). Tout ceci résulte d’un incessant travail - on sait que Wouters n’arrêtait pas de dessiner - les dessins et les aquarelles filtrant en quelque sorte la scène. On compterait entre 3000 et 5000 dessins. Le regard y trouve son compte et retient tout ce qui lui a été proposé (L’Escaut à Anvers, aquarelle sur papier, s.d.).  

 

Dans ce parcours très bien conçu, soutenu par l’ampleur des salles où sont accrochées les toiles, les sculptures apportent la note finale, élogieuse, matérialisée, manifestant à la surface du bronze comme sur celle de la toile, la trace de la pensée et des doigts.

 

 

 

 

L’attitude « explosive » de La Vierge folle, inspirée par les mouvements de la célèbre danseuse américaine Isadora Duncan, en opposition radicale avec celle recueillie de la statue de 1913-1914, Les Soucis domestiques, exprime l’étendue du champ de son savoir artistique. Alors que la gaieté irradie de partout dans ses dessins, la maladie prend peu à peu le dessus. Dernier acte, le tableau de 1915, Autoportrait au bandeau noir. La moitié du visage de Wouters est atteinte par un cancer et la dévore. La palette d’un bleu léger sur la veste, qui serait le bonheur, se découpe sur un fond rouge, qui serait la douleur.     

Dominique Vergnon

Sous la direction de Frederik Leen, Rik Wouters, rétrospective, Somogy éditions d’art, 304 pages, 300 illustrations, 24,6 x28 cm, mars 217, 39 euros.

www.fine-arts-museum.be; jusqu’au 2 juillet 2017

 

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